Composition de la Section
Didier Demazière (président de Section)
Membre du bureau.
; Ioana Popa (secrétaire scientifique)* ; Amin Allal ; Sophie Béroud
Membre de la section depuis 2019.
; Claire Dupuy
Membre de la section de 2016 à 2019.
; Florence Faucher*** ; Martial Foucault*** ; Laurent Fourchard*** ; Isabelle Guinaudeau* ** ; Jean-Philippe Heurtin*
Membre de la section de 2016 à 2018.
; Claire Le Poulennec ; Aleksandra Mikanovic ; Erik Neveu*** ; Maxime Quijoux ; Andy Smith* ; Marc Smyrl ; Yves Surel ; Virginie Tournay** ; Pascale Trompette* *** ; Christophe Traïni*** ; Antoine Vauchez ; Richard Vincendeau.
Résumé
Ce rapport de conjoncture souligne les dynamiques scientifiques qui se développent dans le large ensemble de domaines de recherche qui s’articulent dans le périmètre de la section. À partir de ces analyses, le rapport explicite une série d’enjeux transversaux contemporains dont il montre les déclinaisons dans le champ de la section : internationalisation de la recherche et ses traductions multiples, évolutions de la pluralité des approches méthodologiques et épistémologiques, articulations des différentes composantes des activités des chercheurs. Enfin, ce rapport aborde la question des moyens alloués à la recherche (recrutements, carrières, laboratoires, revues). Il établit leur caractère insuffisant et souligne plusieurs de leurs effets problématiques : hyper-sélection, risque de concentration des ressources, accroissement des inégalités.
Au-delà, ce rapport a vocation à interpeler la communauté scientifique et les dirigeants des organismes de recherche et d’enseignement supérieur sur les évolutions inquiétantes de la recherche publique, qui se manifestent par une contraction de l’emploi scientifique et technique, une dégradation alarmante de la situation des docteurs, une insuffisance des financements de soutien à la recherche, une exacerbation de la compétition, une défaillance du soutien public à la recherche fondamentale. À travers ce rapport la section 40 manifeste aussi son adhésion et son soutien au document de diagnostic et propositions établi en juillet 2019 par le Comité national sur la recherche publique en France (voir : https://www.cnrs.fr/comitenational/Actualites/Propositions_Comite-national_Juillet-2019.pdf), dans la perspective de contribuer au débat préparatoire à l’élaboration du projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche.
Introduction
La section 40 « Politique, pouvoir, organisation » a été créée en 1991 dans le cadre d’un redécoupage des sections du Comité national. Elle réunit la science politique dans son ensemble, ainsi que plusieurs domaines de la sociologie relatifs principalement au travail, aux organisations, aux activités économiques. Les autres domaines de la sociologie sont rattachés à la section 36 (« Sociologie et sciences du droit »). Les différences disciplinaires au sein du périmètre de la section 40 apparaissent peu marquées au plan intellectuel, et s’estompent ou disparaissent dans de nombreux domaines et thématiques de recherche. C’est au plan institutionnel que la science politique et la sociologie sont organisées de manière plus différenciée, que l’on considère les instances universitaires (sections du CNU et souvent facultés ou départements), les associations professionnelles et sociétés savantes, ou encore, les revues.
Aussi la présente contribution débute par une analyse du domaine de recherche de la section 40 (son périmètre, sa diversité interne, ses dynamiques contrastées), puis elle traite d’enjeux transversaux pour la recherche en les articulant aux pratiques et aux politiques scientifiques (internationalisation de la recherche, pluralisme méthodologique et épistémologique, professionnalisation des chercheurs), et enfin elle aborde la question des moyens alloués à la recherche (recrutements, carrières, laboratoires, etc.) ainsi que leurs conséquences pour le développement du domaine (sélection, diversité, inégalités).
I. Le domaine scientifique de la section 40
A. Des thématiques et domaines multiples
Le tracé du périmètre de la section 40 a conduit au regroupement de la science politique et d’une partie de la sociologie. Près de trois décennies plus tard, la distinction entre ces deux références disciplinaires n’a pas disparu, car celles-ci sont des repères pertinents dans de multiples espaces professionnels, qu’il s’agisse des formations doctorales, des supports de publication, des sociétés savantes, des congrès nationaux et internationaux etc. Pourtant ces deux références disciplinaires institutionnellement établies ne fonctionnent pas comme des référentiels intellectuellement clivants, notamment parce qu’elles s’entrecroisent autour d’objets multiples et dans maints domaines de spécialité.
La section 40 couvre un large ensemble de domaines de recherche, qui peuvent être définis à des échelles différentes. À une maille plus fine que les mots-clés attachés à la section, et à une échelle qui a l’avantage de renvoyer à des communautés scientifiques actives, et ouvertes vers d’autres disciplines et vers l’international, on peut distinguer des grands domaines, comme les comportements politiques, les mouvements sociaux, les études électorales, les partis politiques, les études européennes, les régimes politiques, la politique comparée, les organisations, les activités économiques, l’action publique, les discriminations, le travail, la formation historique et les transformations de l’État, les marchés du travail et les professions, les relations internationales, la théorie et la philisophie politiques, les aires culturelles, les relations professionnelles, les controverses scientifiques, etc. Chacun de ces domaines pourrait être décrit en distinguant des objets plus précis, des spécialités plus fines, des questions plus pointues, des approches plus spécifiques.
Ayant acquis une visibilité, ces domaines sont institutionnalisés, à travers des revues spécialisées, des manifestations scientifiques plus ou moins récurrentes, des programmes de recherche plus ou moins pérennes. Et ils constituent peu ou prou des référentiels scientifiques, caractérisés par des débats spécifiques, des travaux emblématiques, des enjeux de développement. En ce sens ils ne sont pas des tiroirs ou classeurs dans lesquels les recherches pourraient être distribuées mais ils représentent des espaces professionnels d’affiliation, de circulation, de discussion, de coopération.
Ils ont aussi leurs spécificités. Et tous se caractérisent par une diversité interne, qui contribue à leur dynamique. Ils sont aussi très hétérogènes, car ils s’inscrivent dans des traditions et profondeurs historiques variées, agrègent des effectifs de chercheurs disparates, sont inégalement présents dans les grandes institutions d’enseignement et de recherche, sont portées par des communautés contrastées par leur cohésion, leur ancrage international, leur démographie, leur renouvellement, etc. Et, parallèlement à des spécialisations croissantes qui s’emboitent à des échelles différentes, des espaces transversaux contribuent à structurer les activités de recherche : les laboratoires qui développent des programmes de recherche diversifiés, les revues généralistes qui sont des espaces incontournables de débats scientifiques, les sociétés savantes qui fédèrent chaque discipline(s), etc.
B. Des dynamiques scientifiques plurielles
Considérées à l’échelle globale du périmètre de la section, les dynamiques scientifiques apparaissent solides : les évaluations des chercheurs montrent de manière générale un niveau d’investissement élevé dans toutes les dimensions du métier (activités de recherche, publications, animation scientifique, enseignement, responsabilités collectives, expertise, etc.) ; les concours de recrutement sont fortement attractifs et très sélectifs (voir la partie 3 de ce rapport) ; les laboratoires rattachés à la section ont des programmes de recherche stimulants et originaux même s’ils sont confrontés à des inégalités de moyens (voir partie 3 de ce rapport) ; les revues évaluées par la section couvrent de multiples domaines de recherche ; les demandes de délégation au CNRS déposées par les enseignants-chercheurs sont nombreuses et pour la plupart solidement étayées, etc. L’appréciation des dynamiques scientifiques à l’échelle plus fine des thématiques ou sous-domaines est en revanche plus délicate à établir, non en raison des caractéristiques des activités qui s’y développent mais pour des questions de méthode.
Pour établir un diagnostic, la section ne dispose que de trois années d’expérience, alors que l’évaluation des chercheurs et de leurs laboratoires est étalée sur les cinq années du mandat. Plus globalement, que la temporalité soit de trois ou cinq années elle est bien courte par rapport aux échelles des dynamiques scientifiques. La sociologie des sciences, et des sciences sociales plus spécifiquement, enseigne que l’émergence de nouvelles questions et l’affirmation de conceptualisations renouvelées se déploient dans des périodes plus longues. De même, l’épuisement de paradigmes, l’affaiblissement de l’intérêt pour tel ou tel domaine, la routinisation de manières de penser sont des mouvements qui s’inscrivent dans des profondeurs temporelles plus amples. À l’inverse, de nouveaux enjeux, aussi bien sociaux que scientifiques, peuvent sourdre dans des mouvements plus brusques et inattendus, déstabilisant alors des diagnostics établis préalablement.
De plus, de par ses missions la section a acquis une connaissance précise des recherches conduites par les chercheurs du CNRS quand celles des enseignants-chercheurs ne sont appréhendées qu’à travers les rapports quinquennaux des UMR et les demandes de délégation au CNRS. La recherche réalisée en dehors des UMR échappe grandement, sinon totalement, à son observation, alors même que certains domaines peuvent y avoir de solides ancrages. Enfin, la composition de la section ne permet pas de couvrir l’ensemble des spécialités de recherche inscrites dans le périmètre de la section, sinon de façon inévitablement déséquilibrée et inégale. Cela complique sérieusement la production d’un diagnostic précis et solide qui identifierait les grandes avancées de connaissance et les dynamiques à soutenir, et plus encore les questions délaissées et les domaines à renforcer prioritairement. Pour procéder à un diagnostic des dynamiques de recherche dans le cadre du rapport de conjoncture, on pourrait concevoir à l’avenir la constitution d’un groupe de travail comprenant les membres de la section et élargi à des représentants des principales associations académiques et à quelques experts choisis afin d’enrichir encore ce groupe.
La réflexion sur la méthode permettant d’identifier des dynamiques scientifiques, potentiellement contrastées, est d’autant plus importante qu’une multitude d’indicateurs peuvent être retenus, qui ne convergent pas nécessairement. Pour tout domaine de recherche, à supposer que son périmètre puisse être délimité suffisamment clairement, on peut comptabiliser le nombre de thèses soutenues, identifier les publications afférentes (revues spécialisées, numéros thématiques, articles, livres, etc.), retenir les panels qui s’y rapportent dans les congrès nationaux et internationaux. Beaucoup d’autres indices peuvent être privilégiés pour caractériser une dynamique scientifique : les programmes de financement fléchés (de la part du CNRS, de l’ANR, ou d’autres organismes plus spécialisés), les politiques de coloriage des postes ouverts au recrutement (dans les organismes de recherche comme dans l’enseignement supérieur), la création de revues spécialisées (facilitée aujourd’hui par la diffusion électronique), etc.
Dans un tel contexte, une attention particulière doit être accordée aux politiques de soutien à certains domaines de recherche. Sur ce point la section formule deux éléments de bilan, relatifs à la politique de coloriage de postes ouverts au concours de chercheurs au CNRS, et à la politique de soutien aux activités de recherche.
– Concernant les coloriages, sur les 14 postes ouverts aux concours chargés de recherche entre 2017 et 2019, 6 ont été coloriés. Ces coloriages, définis en concertation entre la direction de l’InSHS et la section, ont été les suivants : Faits ou mouvements religieux, Enjeux environnementaux, Européanisations ou organisations internationales, Mondes industriels, Démocraties et autoritarismes, Précarisations et citoyenneté. Ces coloriages sont des marqueurs de priorités scientifiques. Celles-ci sont définies au croisement de deux types de paramètres : d’un côté il s’agit de prendre en compte des enjeux sociaux du moment, soutenir des thématiques considérées comme délaissées ou insuffisamment investies ; de l’autre il s’agit de rencontrer des réservoirs significatifs de candidatures. L’expérience montre que ce dernier paramètre est le plus incertain, parce que les questions peu investies correspondent parfois, mais pas toujours, à des potentiels de recherche faibles. Ce type de tension peut être surmonté par une prise en compte souple des coloriages lors des recrutements. Une réponse complémentaire pourrait être d’inscrire les coloriages dans un moyen terme plutôt que d’en publier de nouveaux chaque année. En revanche, compte tenu des incertitudes sur les réservoirs de candidatures, la section recommande de ne pas recourir au fléchage de poste, impliquant l’ouverture d’un concours spécifique.
– Concernant la définition de priorités scientifiques, la section souligne l’importance de cibler des enjeux transverses aux disciplines et domaines de recherche afin d’impulser et accompagner l’enrichissement des approches, questionnements et pratiques de recherche. Un exemple emblématique est celui des potentialités ouvertes par les développements du numérique : c’est à l’échelle des méthodes d’enquête, de collecte et de traitement des matériaux que les enjeux de développement de la recherche sont les plus lourds. Quant à leurs conséquences sur les phénomènes sociaux et politiques, elles relèvent de processus dont les chercheurs, enracinés dans leurs domaines de spécialité font ordinairement leur objet. Un autre exemple est celui des études aréales, où le rôle du CNRS s’affirme avec pertinence car ce domaine de recherche exige non seulement des spécialisations approfondies – et multiples – des chercheurs mais aussi des coopérations durables entre disciplines. Sur ce point, la section souligne l’importance d’ancrages disciplinaires forts, seuls gages de dialogues féconds entre spécialistes d’un même domaine. À l’échelle collective, l’organisation de ces coopérations doit prendre des formes variées, combinant la spécialisation de certaines unités de recherche et la constitution de réseaux stables et plus vastes.
Dans le registre du soutien de certaines thématiques à travers des financements dédiés, la section s’interroge sur les effets en creux de cette politique. La définition de priorités scientifiques, plus ou moins liées à l’actualité (voir les questions des attentats, des radicalités religieuses par exemple) permet de développer des programmes importants, socialement et scientifiquement. En revanche, elle ne doit pas occulter que d’autres domaines sont confrontés à des difficultés de financement quand ils n’apparaissent pas dans les appels d’offres (l’ANR par exemple a un programme « Travail et innovation » mais les objets proprement politiques ont beaucoup perdu en visibilité ces dernières années). Pour répondre à ces difficultés, en partie inévitables, la section considère qu’il est souhaitable d’ouvrir des lignes non fléchées thématiquement de type crédit d’amorçage (seed money) pour soutenir l’investigation des questions qui sont identifiées comme prioritaires par les chercheurs eux-mêmes. Un tel mécanisme, peu coûteux, peut avoir des effets de levier sur les dynamiques scientifiques de larges domaines de recherche, en débouchant ensuite sur la production de projets d’envergure ou la constitution d’équipes internationales.
C. Articulations disciplinaires et périmètre de la section
Si le périmètre de la section est pluridisciplinaire, les frontières entre disciplines, et entre grands domaines, sont fréquemment franchies dans le cours du travail de recherche. Sur une grande variété d’objets empiriques, des proximités s’affirment et des échanges se multiplient : les problématiques de représentation, de gouvernance, de régulations publiques et privées, de mouvements sociaux, d’histoire des idées sociales et politiques, de relations internationales, de circulations transnationales (des normes, des pratiques, des idées etc.), d’économie politique, etc., en offrent quelques exemples éloquents.
Dans les dynamiques de reformulations des questions de recherche, les articulations et hybridations se renforcent. Le domaine de l’action publique en constitue une illustration, parmi d’autres, puisque ce domaine bien établi et très dynamique de la science politique a aussi été investi par sociologues et politistes autour d’intérêts pour les activités de travail produites au sein des administrations, pour la place des professions au sein de l’État, pour les relations entre autorités publiques et acteurs économiques tels que les firmes, pour les recompositions des régulations publiques et privées, etc. Bien d’autres domaines peuvent être cités auxquels science politique et sociologie contribuent de concert et, ce faisant, estompent la distinction disciplinaire : l’étude des mobilisations et des formes d’action collective, des personnels politiques et de leurs carrières, des partis politiques, des professionnels des institutions internationales, des groupes discriminés ou dominés, de l’environnement et de sa régulation, des controverses scientifiques ou politiques, des conflits armés et de leurs conséquences, des relations de pouvoir entre acteurs internationaux, des relations professionnelles et des négociations collectives, des activités scientifiques et techniques, etc.
On trouve bien d’autres traces de ces dialogues dans les présences croisées de sociologues et politistes – tels qu’on peut les définir à partir de la discipline de leur thèse ou habilitation à diriger des recherches – dans les congrès des associations disciplinaires nationales ou internationales, dans les compositions des comités de rédaction des revues françaises généralistes ou thématiques, dans maintes équipes de recherche constituées autour de projets bénficiant de financements, dans nombre de jurys de thèses ou de HDR, et bien entendu dans les références mobilisées, les travaux discutés, les circulations de concepts, etc.
De ces dynamiques plurielles, à l’échelle de domaines ou sous-domaines, des disciplines et de leurs relations, résulte un foisonnement scientifique que la section reconnaît et valorise. Elle en est d’ailleurs aussi le reflet, puisque ses membres ont des ancrages dans des domaines spécifiques, dans des traditions disciplinaires différentes, et dans des paradigmes variés. La pluralité des thématiques, approches et méthodes, des manières d’investir le métier de chercheur, des productions issues des recherches et des publications, caractérise les travaux inscrits dans le périmètre de la section.
Cette variété, qui ne signifie pas émiettement car elle est structurée par des réseaux et communautés scientifiques spécialisés, est un trait bien plus saillant que la distinction entre ce que seraient deux blocs disciplinaires, la science politique et une fraction de la sociologie. La distinction entre disciplines ne clive, ni même ne traverse, le travail réalisé par la section, même si elle constitue parfois un prisme par lequel les recrutements ou les promotions sont examinés depuis l’extérieur. Ainsi, à l’expérience, le périmètre de la section apparait cohérent et pertinent pour construire des référentiels communs et conduire une activité collective d’évaluation. Néanmoins certains sous-domaines étroits en termes d’effectifs de chercheurs CNRS – comme l’ergonomie, notamment – renvoient à des communautés spécifiques qui ont leurs propres conventions et supports de publication, ce qui peut soulever des difficultés sur le plan de l’évaluation et de la carrière dès lors qu’elles ne sont pas représentées dans la section. Cela pose plus largement la question de leur potentielle fragilité, et de leur place dans la politique scientifique du CNRS. C’est en l’espèce un angle mort du développement de l’interdisciplinarité – que la section salue dès lors que celle-ci est conçue comme un agencement d’ancrages disciplinaires et non comme une dilution de ces affiliations. Par ailleurs, certaines traductions de la politique d’interdisciplinarité soulèvent des interrogations au vu des difficultés qu’elles peuvent générer. La section souligne qu’une attention particulière doit être accordée aux agencements entre communautés scientifiques organisées autour de référentiels distants. Ainsi les chercheurs de la section qui travaillent au sein d’unités relevant d’autres instituts peuvent parfois se trouver dans des situations délicates, soit pour affirmer leur posture disciplinaire dès lors qu’ils sont minoritaires et souvent les seuls représentants des SHS dans leurs équipes, soit pour maintenir leur insertion dans leur communauté disciplinaire. Dans certains cas ces situations peuvent même poser des difficultés en termes d’évaluation.
Si les dynamiques retracées ici tendent à renforcer la consistance du périmètre de la section 40, il ne faut pas négliger que celle-ci entretient des relations de contiguïté avec d’autres sections. Ainsi, parmi les 23 laboratoires (UMR ou UPR) rattachés à titre principal à la section, 18 ont au moins un rattachement secondaire à une autre section(1). De plus, lors des concours, mais aussi des demandes de promotion, nombre de candidats qui se présentent devant la section 40 le font également dans d’autres sections, et réciproquement.
II. Enjeux transversaux pour la recherche
Le travail produit par la section, dans le cadre des concours comme des évaluations récurrentes, a fait apparaître des enjeux transversaux qui sont au cœur des transformations en cours des activités de recherche (et plus généralement, du métier de chercheur) ainsi que des manières de les définir et valoriser. Ces enjeux résonnent dans les pratiques individuelles et collectives des chercheurs et des laboratoires, et ils font parallèlement l’objet de débats dans les communautés scientifiques. Et dès lors, au sein même de la section ils ont suscité des interprétations variables qui ont été mises en discussion. C’est qu’ils renvoient à plusieurs dimensions importantes des dynamiques de l’activité de recherche : les apports et les défis de l’ouverture internationale, la centralité de l’enquête et les approches méthodologiques, la place des publications dans les productions de recherche.
A. L’ouverture internationale et les internationalisations
Si l’internationalisation de la recherche est devenue un pilier des politiques scientifiques et une priorité du CNRS, la section observe aussi qu’elle diffuse effectivement dans les pratiques de recherche, que celles-ci soient considérées à l’échelle des activités des chercheurs, des programmes des laboratoires, des parcours des candidats à l’entrée au CNRS, des dynamiques des revues. Un mouvement d’internationalisation est perceptible, à travers la circulation des idées et des textes, les mobilités de ceux qui les portent, les emprunts de concepts et de méthodes, les échanges, débats et coopérations de toute nature. Et si l’internationalisation se traduit dans un ensemble de plus en plus dense de pratiques, c’est qu’elle est perçue comme une source d’enrichissement de l’activité scientifique, des communautés, des débats, des domaines de recherche. Enjeu majeur, elle mérite d’être investie de réflexions, de réflexivité, de controverses et d’enquêtes. L’Association française de science politique a d’ailleurs publié en 2019 un rapport dont les orientations, et le titre (Quelle internationalisation pour la science politique française ?), convergent globalement avec la manière dont la section s’est saisie de cet enjeu. À partir de débats internes récurrents, la section est conduite à appréhender l’internationalisation comme une composante essentielle de la recherche, tout en étant attachée à prendre en compte la pluralité de ses dimensions et traductions dans le travail de recherche.
La section a observé que la progression du mouvement d’internationalisation se traduit dans des formes différenciées, irréductibles à des degrés d’intensité sur une même échelle. Ainsi, elle ne peut être réduite aux seules pratiques de publication, ne serait-ce que parce que la mesure de degrés d’internationalisation – des publications – comporte de fortes limites. La notion de publication internationale est en effet des plus incertaine : peut-elle inclure des revues françaises, et le cas échéant sur quels critères (audience, composition des comités éditoriaux) ; peut-elle rassembler toutes les revues non françaises quelle que soit la langue de publication pourvu qu’elles aient un processus de peer reviewing ; toutes ces revues doivent-elles être considérées comme équivalentes et le cas échéant comment les hiérarchiser ; faut-il mobiliser le critère des citations dans les supports considérés comme internationaux, etc. ? Cette approche par les publications soulève de multiples problèmes de mesure et d’indicateurs, ne serait-ce que de se doter a minima d’une nomenclature des supports de publication ; et nous reviendrons ultérieurement sur cette question et sur les manières de baliser et lire le paysage des revues et des éditeurs d’ouvrage. Reste que la section a pu observer, à partir des dossiers des chercheurs, une progression des publications en langues étrangères, tournées vers des communautés non francophones, et pas seulement anglophones.
Il est aussi tout à fait clair que l’internationalisation des chercheurs et des sciences sociales et politiques renvoie à une large gamme de pratiques qui peuvent être autant de moyens de développer des échanges scientifiques par delà les frontières hexagonales : les publications en langues étrangères donc, mais aussi la collaboration avec des équipes d’autres pays, la présentation de recherches dans des congrès ou séminaires internationaux, les séjours de recherche dans des établissements implantés à l’étranger, l’investissement de terrains d’enquête hors de France, la pratique de la recherche comparative et, dans tous les cas, le positionnement de ses travaux dans les débats internationaux pertinents. Au regard de cet éventail de pratiques, il est préférable de considérer des internationalisations plutôt qu’une internationalisation. Cette approche ouverte signale que ce qui est central et décisif, ce sont les conséquences intellectuelles concrètes des internationalisations dans et pour les activités de recherche. Ces pratiques ne contribuent à l’internationalisation qu’à la condition de ne pas être érigées en critères d’évaluation univoques et discriminants ou en réponses « mécaniques » des chercheurs à des exigences qui seraient perçues comme incontournables, normatives, voire bureaucratiques. Car elles désignent des moyens pour atteindre un objectif, qui est de situer sa recherche, de quelque façon que ce soit, en dialogue avec la ou les communautés scientifiques internationales et ce faisant, de nourrir et d’enrichir la production des connaissances à cette échelle. Et c’est bien dans cette acception que la section a pu observer un net mouvement d’internationalisation des activités des chercheurs CNRS et des candidats aux concours.
Mais ce déplacement n’est pas uniforme. Les sources de modulation de ces internationalisations sont multiples, et montrent que celles-ci ne sauraient être monolithiques. Au-delà des pratiques individuelles, qui sont en tant que telles une source significative de variation, les domaines et sous-domaines de recherche ont des ancrages hétérogènes à l’international : certains se sont surtout structurés depuis l’étranger et se sont diffusés en France ensuite (ex. les études législatives, les études de la mise à l’agenda ou l’analyse de la politisation de la construction européenne) ; d’autres à l’inverse ont un berceau plus hexagonal, ce qui signale des particularités (méthodologiques, épistémologiques etc.) de cet espace (ex. la sociologie des professionnels de la politique ou des organisations partisanes) ; d’autres encore sont inscrits dans des aires, culturelles ou géopolitiques, qui mettent d’emblée en prise avec la recherche internationale, mais de manière qui peut cependant rester différentielle selon la prégnance et l’ancienneté de l’investissement scientifique et de l’exploration empirique en direction des terrains aréaux respectifs ; d’autres encore portent sur des objets qui se situent à des échelles supra ou transnationales ce qui conduit d’emblée à sortir du cadre national (ex. l’analyse de l’intégration européenne et de l’européanisation de l’action publique, les relations internationales), etc. Ces internationalisations apparaissent aussi plus diffuses dans les générations les plus jeunes, depuis celles des chercheurs recrutés dans les années 2000 jusqu’à celles des candidats actuels aux concours CR. La période de formation à la recherche et de socialisation professionnelle n’est pas neutre, même si un grand nombre de chercheurs rattachés à la section pratiquent des formes affirmées d’internationalisation, qui se renforcent avec l’avancée en carrière. Pour les plus jeunes, l’internationalisation par les publications (articles, livres ou chapitres publiés dans des supports académiques en langues étrangères) semble tendanciellement plus précoce.
L’exacerbation de la compétition pour l’obtention de postes de chercheurs est un vecteur de développement de cette internationalisation par les publications, mais aussi par les séjours de recherche à l’étranger. Pour autant, cette dynamique n’est pas uniforme, parce qu’elle est dépendante de ressources réparties de manière inégale, ce que souligne aussi le rapport de l’AFSP. Ces inégalités ne facilitent pas un engagement serein dans un mouvement qui est pourtant en tant que tel positif et productif. L’analyse des dossiers de candidature aux concours de recrutement comme chargé de recherche montre une variabilité des ouvertures internationales en fonction des lieux de formation, des écoles doctorales, des activités postdoctorales. Les asymétries de ressources semblent cumulatives, favorisant les cursus réalisés dans des filières prestigieuses ou sélectives, les rattachements à de grosses UMR elles-mêmes associées à des établissements bien dotés en moyens, sans compter les inégalités territoriales jouant au profit des implantations parisiennes. Accéder à des informations pertinentes, recueillir des encouragements, s’inscrire dans des réseaux constitués par d’autres, bénéficier de dispositifs d’échange institutionnalisés, recevoir des soutiens financiers, sont autant de facteurs inégalement distribués qui soutiennent à intensité variable les internationalisations. Ces facteurs de variations ont des effets perceptibles sur les activités et parcours des candidats aux concours. Et ils sont d’autant moins neutres pour les chercheurs CNRS en poste que les soutiens fournis par les tutelles comme le CNRS ne sont pas toujours adaptés ou bien repérés.
Le développement des internationalisations dépend de politiques institutionnelles de soutien, à la fois pour contrecarrer les logiques inégalitaires repérées et pour entretenir la circulation internationale depuis la France et vers celle-ci. L’expérience accumulée au sein de la section conduit celle-ci à formuler plusieurs constats et remarques sur ce point.
– L’attractivité internationale du CNRS apparait robuste si l’on en juge par le nombre de candidats aux concours qui ont été formés ou occupent des postes académiques – généralement temporaires – à l’étranger. Ainsi, près de 25 % des candidatures aux concours de chargé de recherche comptaient une soutenance de thèse et/ou un séjour de recherche doctoral ou post-doctoral dans un établissement à l’étranger, et la majorité avait fréquenté des grands congrès ou colloques internationaux. En revanche l’ambition en matière d’internationalisation affichée par le CNRS ne trouve pas de traduction concrète pour le concours de directeur de recherche, en raison de contraintes problématiques. En effet, les conditions d’organisation du concours entravent les possibilités de recrutement de chercheurs occupant un poste à l’étranger, alors même qu’à cette étape de la carrière le rayonnement international peut être plus aisément identifié.
– Un autre pan de la politique portée par l’InSHS concerne la traduction de textes publiés en français, vers l’anglais. Il s’est concrétisé notamment par le soutien financier à la traduction intégrale de quelques revues, sur la base d’une par discipline. Du point de vue de la diffusion, et même si aucune évaluation systématique et approfondie de cette politique publique n’a été produite à notre connaissance, les résultats de cette politique apparaissent décevants, ce que relève aussi le rapport de l’AFSP. Pour la section, il apparaît bien plus utile et efficace de développer une politique de soutien à la traduction ou à la relecture / corrections (editing) de textes rédigés en vue d’une soumission à une revue identifiée à l’avance et publiée dans une langue étrangère, c’est-à-dire de textes conçus pour être ajustés à la fois au support visé et pour s’adresser à une audience internationale. De telles politiques de soutien à la publication directe dans des revues internationales non francophones sont mises en place par certains laboratoires ou établissements. Ces initiatives sont positives, mais elles comportent le risque d’accuser des asymétries d’accès à ce type de ressource. Le soutien à la traduction d’ouvrages – et non de revues ou d’articles – vers l’anglais pourrait aussi être un complément utile à une meilleure diffusion des productions françaises.
– Favoriser la mobilité est un autre levier de développement de l’internationalisation, qu’il s’agisse de séjours à l’étranger ou à l’inverse de l’accueil de collègues depuis l’étranger. De nombreux instruments ou dispositifs existent, qui restent cependant dispersés et peu lisibles, et la diffusion d’une information exhaustive et claire permettrait d’inciter les chercheurs à s’en emparer. La section considère que l’enjeu est important parce que de multiples formes d’internationalisation (publication, coopération sur projets, participation à des réseaux pérennes, obtention de financements internationaux sélectifs) sont favorisées par des séjours dont la durée est suffisamment significative pour permettre une insertion efficace du chercheur en mobilité et des interactions et synergies assez consistantes. Enfin, si la présence des chercheurs et équipes au sein des programmes européens (ERC, PCRD, etc.) reste limitée, c’est aussi en raison du caractère chronophage des candidatures et montages de projets. Sur ce plan, la recherche française est pénalisée, au regard de nombre d’autres pays européens, par le manque de soutiens en termes d’ingénierie de projets et de personnels d’appui dotés de fortes compétences en ce domaine (voir à ce sujet infra les constats sur les évolutions des effectifs d’ingénieurs et techniciens).
B. Centralité de l’enquête et approches méthodologiques
Les travaux des chercheurs aussi bien en science politique qu’en sociologie sont marqués par une profondeur empirique affirmée. Dans ce cadre les démarches méthodologiques adoptées sont très variées, attestant d’une richesse de la recherche française. Cette variété méthodologique apparaît vivace, notamment au regard de tendances internationales, peut-être plus affirmées en science politique qu’en sociologie, valorisant les méthodes quantitatives, les données issues de vastes surveys, ou la formalisation. Pour la section, ces différences peuvent être lues de deux manières non contradictoires : d’un côté elles soulignent des spécificités et atouts de la recherche française, qui a accumulé des expertises diversifiées et notamment articulées à d’autres disciplines telles l’histoire, l’anthropologie ou la philosophie ; d’un autre côté elles montrent que d’autres expertises sont insuffisamment développées, notamment en matière de méthodes statistiques ou de modélisation. Ces deux versants sont indissociables, et sont les ferments d’un pluralisme méthodologique, et plus largement épistémologique, qui constitue un atout pour la vitalité des disciplines. Dans les deux cas, on peut observer que les recherches conduites ont un ancrage empirique solide, et sont adossées à des matériaux consistants. La place éminente donnée à l’enquête est – et demeure – dès lors une caractéristique saillante de la production scientifique. Il apparaît à la section que cette place doit être préservée et consolidiée, et qu’en conséquence doivent être améliorées et renforcées les conditions qui la rendent possibles : financement de la construction de bases de données (quantitatives et qualitatives), soutiens à la réalisation de grandes enquêtes, allocation de ressources permettant de faire des enquêtes de terrain approfondies, prise en compte des temporalités spécifiques aux différentes démarches d’enquête, etc.
La section a pu observer, à partir des dossiers de candidature et des rapports d’activité des chercheurs, combien les démarches qualitatives sont vivaces et développées. Un mouvement de diversification des méthodes d’enquête est bien affirmé : si les entretiens, qui dessinent un spectre très large, et le travail documentaire dominent, ils sont souvent complétés, dans des démarches multi-méthodes, par des approches ethnographiques, très diverses elles aussi, des observations, des entretiens collectifs et focus goups, mais aussi des suivis longitudinaux ou encore l’exploration de protocoles de ré-analyse, etc. Dans cet ensemble, la référence à l’ethnographie gagne du terrain et apparaît de plus en plus valorisée, pas seulement pour l’étude de populations, de communautés ou de territoires, mais aussi dans les enquêtes au sein d’organisations, publiques ou privées, locales, nationales ou internationales, visant à saisir les activités de gouvernement, d’expertise, d’administration, de travail, etc. Ce mouvement est révélateur de capacités croissantes des chercheurs à pénétrer dans des cercles et mondes sociaux variés et à s’y faire accepter. Il est aussi très prometteur, à condition que soient amplifiés des efforts d’explicitation, voire de formalisation, de la démarche (comment sont construites les situations d’observation, quels outils sont déployés pour observer, dans quelle temporalité s’inscrit l’ethnographie, comment sont traitées les données, etc.). De façon complémentaire, les investissements effectués sur la réalisation de l’enquête ne trouvent pas encore systématiquement leur pendant dans l’explicitation des modes de traitement des matériaux collectés et la formalisation des méthodes d’analyse, qu’il s’agisse d’entretiens, d’archives, de carnets d’observations. La littérature internationale entretient pourtant des controverses importantes sur le traitement des données qualitatives, et les marges de progrès apparaissent ici sensibles.
Les approches quantitatives occupent une place minoritaire, dans les programmes des chercheurs comme dans les projets des candidats, même si la tendance est au développement de leur usage. Les écarts sont particulièrement significatifs en ce qui concerne les approches méthodologiques les plus récentes, telles que les méthodes expérimentales (sondages expérimentaux, expériences contrôlées avec groupes témoins, etc.) qui sont peu mobilisées dans le contexte français. De manière plus large, s’agissant des approches quantitatives, la situation française tranche avec d’autres pays où ces méthodes sont bien implantées, en science politique comme en sociologie. Aussi, dans certains domaines, le développement de la recherche est ralenti par des difficultés à constituer, faute de masse critique, des équipes contribuant à de grandes enquêtes internationales, à trouver des financements pour mener et exploiter de telles enquêtes en France. Ainsi, par exemple, de nombreux aspects de l’élection présidentielle de 2017 sont restés inexplorés, et l’analyse du rôle des médias et des réseaux sociaux dans les campagnes électorales a pris du retard par rapport à d’autres pays européens, faute de moyens (humains et financiers) suffisants.
De plus, l’investissement dans des méthodologies appuyées sur l’ingénierie numérique, que ce soit pour la constitution de corpus (web crawling, web scraping), l’analyse quali-quanti (text mining, analyse de réseau, analyse bibliométrique), les outils de modélisation et de visualisation (cartographie, infographie), apparait insuffisant alors que l’importance croissante des web data ouvre des défis importants pour les sciences sociales et politiques. Ce diagnostic est plus inquiétant s’agissant de la jeune recherche, et il justifierait plus largement que, en convergence avec les priorités scientifiques de l’InSHS, l’on se donne les moyens de développer davantage la formation doctorale et la formation continue, ainsi que de doter les laboratoires en ingénieurs spécialisés dans ces domaines.
Enfin, une inflexion importante des recherches concerne le développement de démarches comparatives. C’est une dimension des mouvements d’internationalisation, et aussi un corollaire de certaines questions de recherche, par exemple celles qui portent sur des phénomènes qui circulent et traversent les frontières (ex. l’expertise économique, les migrations, le commerce international), sur des acteurs et institutions qui se situent à une échelle supranationale (ex. l’Organisation mondiale de la santé, les institutions de l’Europe, les méthodes coordonnées d’action publique), sur des terrains étrangers (au Sud comme au Nord), ou sur des questions les plus diverses pour lesquelles les approches comparées apportent un renouvellement des connaissances. Il est clair que la comparaison intra-européenne, qui est encouragée par les programmes de recherche européens, n’épuise pas cet élan pour l’ouverture internationale des terrains et pour le comparatisme. Le développement de la sociologie comparée n’est pas, du fait de son ampleur, sans soulever certaines interrogations. C’est ainsi que la comparaison est parfois reçue comme une quasi-norme notamment par des candidats aux concours de chargé de recherche. Cependant, il faut rappeler que la construction de la comparaison appelle des argumentations spécifiques tant sur le choix des cas étudiés, leur statut de cas, la plus-value attendue et symétriquement les limitations qui en résultent, les opérations méthodologiques permettant de l’opérationnaliser, etc. Il y a là un chantier d’accumulation d’expériences et de mutualisation des réflexions qui mériterait d’être soutenu et structuré afin que la comparaison ne se dégrade pas en routine ou en norme implicite.
C. Les publications et le métier de chercheur
Un troisième enjeu transversal à la recherche émerge des dossiers des chercheurs rattachés à la section et des candidats aux concours : il concerne les évolutions du métier de chercheur. Celui-ci apparaît marqué par une diversification croissante de ses composantes, ce qui est lisible dans le caractère systématique des activités d’enseignement, dans le poids croissant de l’insertion dans des projets collectifs, ou dans l’exercice de responsabilités variées et de tâches administratives. Cela constitue un enrichissement évident du métier, mais ouvre vers une série d’interrogations relatives à la définition et la conduite de programmes de recherche personnels, et à la place des publications dans l’ensemble plus vaste des productions et activités des chercheurs.
Les facettes du métier de chercheur sont multiples, et débordent de beaucoup la mise en œuvre de projets de recherche et la publication des résultats obtenus. Cette variété est déjà patente dans les dossiers des candidats à l’entrée au CNRS qui, en parallèle de la réalisation de leur thèse comme dans la période postdoctorale, ont très souvent eu de multiples engagements professionnels : dans l’enseignement, dans la participation à des équipes de recherche, dans l’organisation de séminaires, colloques ou sessions dans des congrès, dans la coordination de publications collectives, dans l’évaluation d’articles pour diverses revues, autant d’engagements qui s’ajoutent à des activités plus classiques comme la publication d’articles ou de livres, ou encore la présentation de travaux lors de colloques et congrès. Si un tel investissement de ces facettes du métier est attendu pour les chercheurs expérimentés, il est de plus en plus affirmé chez les candidats à l’entrée au CNRS. Cela indique que ces derniers sont, pour nombre d’entre eux, solidement insérés dans les milieux de la recherche, dans des équipes de travail, dans des communautés professionnelles. Cela suggère aussi une élévation sensible des exigences implicites assignées à ces candidats, résultant du contexte de compétition exacerbée dans lequel ils sont plongés.
De manière générale, il est souhaitable, et nécessaire au fonctionnement des communautés et institutions scientifiques, que les chercheurs s’engagent dans une multiplicité d’activités et, à l’inverse, ne se cantonnent pas à la seule réalisation de projets de recherche et leur corollaire, la publication. Exercer des responsabilités au sein d’équipes de recherche, de réseaux thématiques, d’associations scientifiques, de comités éditoriaux, mais aussi de laboratoires, de filières de formation, d’établissements d’enseignement supérieur, de conseils scientifiques, d’organismes d’administration de la recherche, d’instances d’évaluation, d’agences de financement, de comités d’experts, sont autant d’activités qui relèvent pleinement de l’exercice du métier de chercheur. Elles représentent des investissements légitimes, qui doivent donc être reconnus et valorisés dans les évaluations car elles contraignent, de manière diverse, le temps qui peut être alloué à la recherche proprement dite et par conséquent à ses débouchés directs que sont les publications. Elles doivent cependant être modulées au cours de la carrière et leur intensité doit être contrôlée de manière à ne pas éloigner le chercheur du cœur de métier, à savoir la recherche elle-même. En l’espèce il n’existe pas de normes partagées, et la variété des manières d’exercer le métier de chercheur est patente, et souhaitable. Toutefois, il apparait à la section que des responsabilités lourdes, comme par exemple celle que représente un poste de directeur d’unité notamment, ne devrait qu’exceptionnellement (petites équipes, co-direction collégiale, périodicité courte) être confiées à des chargés de recherche et, au contraire, être encouragées comme une expérience capitale de la carrière de directeur de recherche.
Classiquement les publications représentent un élément central de l’évaluation des chercheurs. La section 40 le reconnaît, sans toutefois mettre en œuvre de critère bibliométrique ou de méthode de mesure de la production, et a fortiori de la productivité des chercheurs. Elle considère que la place accordée aux publications doit également faire l’objet d’une réflexivité critique. La première raison est qu’il est attendu des chercheurs qu’ils s’engagent dans d’autres activités, qui tantôt soutiennent et tantôt limitent la publication. La seconde est que le comptage des publications est un moyen illusoire d’apprécier l’intensité comme la qualité de l’activité, parce que les pratiques et les référentiels varient selon les domaines et que les supports de publication sont hétérogènes en termes de sélectivité et d’évaluation par les pairs. La troisième, et non la moindre, est que les publications ne valent que par leur apport au renouvellement des connaissances, lequel ne peut être saisi qu’après une lecture attentive des contenus que les conditions d’évaluation ne permettent malheureusement pas toujours. Ce sont pourtant bien les textes qui doivent être évalués et les apports de connaissance qui doivent être appréciés.
Pour surmonter ces difficultés, une option répandue consiste à accorder une attention spécifique au statut des supports de publication, partant de l’idée, évidente, que tous les supports ne se valent pas en matière d’exigence scientifique. On sait que le peer-reviewing est en la matière une référence incontournable. C’est aussi une référence opaque, car elle couvre des pratiques très hétérogènes en matière d’évaluation de textes. C’est encore une référence insuffisante car elle définit un périmètre extrêmement large et formellement indifférencié de revues dites à comité de lecture. Celles-ci ne sont pas toutes équivalentes. Mais la section 40 a considéré pourtant qu’il est impossible de produire un classement des revues de son domaine, car l’hétérogénéité des revues ne peut être ramenée à une seule dimension qui organiserait la hiérarchie : des revues sont généralistes et d’autres spécialisées, des revues sont internationales et d’autres nationales, voire locales, des revues sont publiées en langues étrangères et d’autres francophones, des revues sont anciennes et d’autres émergentes, des revues sont imprimées sur support papier et d’autres exclusivement électroniques, des revues sont payantes et d’autre en open access, etc. Or, les unes (par exemple : généralistes, internationales, en langues étrangères, anciennes, imprimées, payantes) ne sont pas nécessairement inférieures, ou supérieures, aux autres. Chacune de ces catégories est hétérogène dans divers plans : procédures d’évaluation, intensité de la sélection, exigences scientifiques, etc. De plus cette hétérogénéité n’est pas toujours lisible : le statut de nombre de revues spécialisées n’est connu que des spécialistes du domaine, celui de nombre de revues publiées en langues étrangères peut être difficile à cerner, etc. Aucun critère univoque ne permet d’établir une hiérarchie claire, et bien entendu pas même le facteur d’impact, dont les analyses critiques sont désormais bien connues. Certes certaines revues occupent, de l’avis général, une place centrale dans leur discipline ou dans leur domaine, mais ce critère de centralité ne permettrait tout au plus que de délimiter un noyau restreint au regard des revues dans lesquelles les chercheurs publient effectivement, et non de produire une hiérarchie des revues. Et la taille forcément réduite d’un tel noyau limiterait son intérêt pour l’appréciation des publications. Restent donc les contenus, et les apports aux domaines de recherche et disciplines.
Un raisonnement similaire doit être tenu pour les ouvrages (et les contributions à des ouvrages), qui sont considérés dans les domaines du périmètre de la section 40 comme des publications légitimes, au même titre que les articles dans les revues scientifiques, en complément de ceux-ci et réciproquement. Ici aussi les éditeurs, et à un degré plus fin les collections, sont hétérogènes, et aucun critère opérationnel ne permet de les classer. Le peer reviewing est aussi un référentiel majeur, mais les pratiques en la matière sont souvent hétérogènes et, par ailleurs, peu lisibles. Au moins est-il nécessaire, et possible, d’effectuer quelques distinctions élémentaires dans les présentations des bibliograhies : ouvrages de recherche rendant compte de résultats originaux, ouvrages de synthèse, « à thèse » ou constituant une introduction à un domaine de recherche, ouvrages à vocation de manuels pour étudiants.
Dans le prolongement, la variabilité des normes de qualité des publications ne doit pas occulter la nécessité, pour les chercheurs et les candidats aux concours du CNRS, de mieux respecter quelques règles élémentaires dans la présentation des listes de publication, en distinguant notamment les catégories d’ouvrages, les revues scientifiques à comité de lecture et les autres revues, les articles, les chapitres d’ouvrages, et d’autres textes publiés, comme les notes de lecture publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture, les notices de dictionnaire, les préfaces ou postfaces, etc. Quelques recommandations apparaissent également utiles au vu des dossiers examinés par la section pour organiser les pratiques de publication : varier les supports, entre revues et livres, revues généralistes et revues spécialisées, revues nationales et revues internationales ; limiter les publications dans les supports où l’on exerce des responsabilités éditoriales ; ne pas négliger les publications en nom propre quand l’organisation de la recherche autour d’équipes et projets collectifs favorise grandement la co-signature, qui est par ailleurs une pratique légitime.
III. Organisation et moyens de la recherche
Les moyens alloués à la recherche par le CNRS se traduisent dans de multiples dispositifs : recrutements de personnels scientifiques et techniques, soutiens de base aux laboratoires, financements de GDR et écoles thématiques, aides à la mobilité internationale, politiques de soutien en direction des revues, plus rarement appels à projets, etc. La section 40 se concentre ici sur ce qui représente la part la plus importante des moyens, et sur ce qui accapare la part la plus grande du travail de la section : les concours et le renouvellement du corps des chercheurs, les laboratoires et leur place dans ces mouvements, le fonctionnement des revues, les évolutions de la démographie des chercheurs et de leurs carrières, mais aussi des ingénieurs et techniciens.
A. Les concours : sélection et manque de postes
Le nombre de postes ouverts aux concours chargés de recherche(2) a décliné sensiblement pendant la dernière période, les niveaux les plus bas concernent les années récentes : 4 en 2019, 5 en 2018 et 2017, contre 6 en 2016 et 9 en 2015. La diminution du nombre de postes ouverts pour la section 40 traduit une tendance similaire à l’échelle de l’organisme, tout en étant accentuée par la croissance du nombre de postes ouverts dans les CID qui se fait au détriment du recrutement par les sections même si les chercheurs recrutés par les CID sont ensuite rattachés à une section. Alors que le nombre de recrutements en section 40 diminuait, le nombre de candidats demeurait tendanciellement au niveau ou au-dessus de la barre de 200 (cf. tableau 1). Aussi le ratio poste / candidats admis à concourir s’est sensiblement dégradé au cours de la dernière période, atteignant un pic en 2019 avec près de 50 candidats pour un poste(3).
Tableau 1 : Évolution des postes ouverts aux concours CR et du nombre de candidatures.
Concours CR | Postes | Candida-tures | Ratio |
2019 | 4 | 193 | 48/1 |
2018 | 5 | 207 | 41/1 |
2017 | 5 | 230 | 46/1 |
2016 | 6 | 234 | 39/1 |
2015 | 9 | 242 | 27/1 |
2014 | 6 | 215 | 36/1 |
2013 | 8 | 255 | 32/1 |
2012 | 6 | 233 | 39/1 |
Au vu de ces chiffres, les concours apparaissent fortement sélectifs, et de plus en plus alors même que le nombre de candidats tend à fléchir. Ils le sont d’autant plus quand on prend en compte les propriétés des dossiers des candidats. Sur la base des trois dernières années, la section a constaté, nonobstant de fortes disparités dans la qualité des dossiers, qu’une trentaine à une quarantaine de dossiers étaient excellents au regard des critères d’évaluation affichés, auxquels s’ajoutaient une trentaine d’autres dossiers prometteurs et de très bon niveau. Cela montre les écarts entre le potentiel de recherche et les opportunités de le réaliser à travers un recrutement au CNRS.
Par ailleurs, ces dossiers montrent combien les candidats sont déjà investis dans le métier de chercheur. Ils comptent des publications significatives, dont a minima des articles dans des revues centrales ou importantes, et cela même pour les candidats qui viennent de soutenir leur thèse. S’y ajoutent de multiples signaux d’intégration professionnelle : communications dans des congrès nationaux et internationaux, organisation de manifestations scientifiques, animation de séminaires, participation à des projets collectifs. Le passage par des contrats postdoctoraux est quasi systématique ; il commence généralement immédiatement après la thèse et se prolonge souvent pendant plusieurs, voire de multiples, années. Les expériences internationales, sous la forme de séjours de recherche pendant la thèse ou de contrats postérieurs à la soutenance sont fréquentes. À cela s’ajoute encore la qualité des programmes de recherche élaborés en vue du concours : ils témoignent souvent d’une belle inventivité dans la formulation des questions de recherche, d’une bonne connaissance de la littérature internationale sur le sujet, d’une solide maîtrise de savoir-faire méthodologiques, de combinaisons pertinentes entre des objets fermement délimités et des enjeux théoriques clairement définis.
La solidité de ces dossiers de candidature montre, en creux, la somme des exigences auxquelles les candidats ont satisfait en amont du concours : réalisation d’une bonne thèse bien évaluée par le jury ; confrontation à l’évaluation par les pairs dans des revues reconnues ; haut niveau d’activité de publication ; investissement de multiples aspects du métier ; mobilités variées, en termes d’équipes de recherche, d’institutions, de pays également ; résistance face une précarité résultant de contrats de court terme. Ainsi, ces candidats sont plongés dans des situations professionnelles marquées par de fortes incertitudes et doivent parallèlement y être engagés de manière intensive dans la durée afin d’enrichir leur curriculum vitae, d’accumuler des ressources, et d’accéder, un jour peut-être, à une position stabilisée. Cette accumulation d’exigences résultant d’une concurrence exacerbée est problématique pour les personnes concernées. Elle est aussi grosse de risques, en particulier sur les manières de faire de la recherche, ou de concevoir un programme de recherche. Car les tensions sur le marché du travail académique peuvent favoriser la recherche de conformité à des normes dont l’émergence et la consistance relèvent d’une production collective diffuse plutôt que de l’explicitation de standards par la section. Un indice patent réside dans la croissance des approches comparatives dans les programmes de recherche, comme si la comparaison était incontournable et nécessaire à mettre en œuvre pour tout objet ou problématique de recherche, alors que dans nombre de cas elle est mal justifiée et même fragilise des projets qu’elle était supposée renforcer. L’originalité et l’inventivité sont des ressorts majeurs de la recherche dans nos domaines, et les risques sont élevés qu’ils soient de plus en plus écrasés par une concurrence excessive et délétère dans ses effets sur la conception des projets de recherche.
Au regard de cette situation il est légitime de se demander ce qui fait résister le mieux à ce cumul d’exigences et de précarités, et quelles sont les propriétés saillantes des lauréats, des chercheurs recrutés. Les personnes recrutées dans le corps des chargés de recherche au cours des trois dernières années sont au nombre de 14. Parmi elles on compte 7 femmes et autant d’hommes(4). Elles présentent une variété de profils en termes de profondeur temporelle du parcours de recherche, que l’on peut apprécier par les durées écoulées entre le recrutement et la soutenance de thèse : cette durée est inférieure à 2 ans dans 4 cas, supérieure à 6 ans dans 4 autres cas, et comprise entre 3 et 5 ans dans 6 cas. Il apparait aussi qu’une si forte sélection conduit à favoriser certains profils de candidature plutôt que d’autres, en particulier les candidats qui ont pu accumuler au plus tôt dans leur parcours les ressources permettant de surmonter l’intense sélection. Un indicateur comme le passage par un séjour d’au moins six mois dans une institution académique à l’étranger en atteste, puisqu’il est présent dans 12 des 14 parcours des lauréats des concours sur la période 2017-2019. Les établissements de préparation et de soutenance de thèse présentent aussi une forte concentration : l’IEP de Paris y figure 4 fois, l’EHESS 3 fois, des établissements à l’étranger 2 fois, des co-cutelles internationales 3 fois, et d’autres établissements français – en l’occurrence, tous situés en province – 3 fois. Il apparaît donc que, en dépit de leur variété, les parcours des lauréats concentrent ces propriétés sélectives, qui sont des indicateurs d’inégal accès à des ressources fonctionnant comme des indices de l’« excellence » de ces parcours – une notion que la section a pourtant questionnée de manière directe et critique.
Ces inégalités sont sans doute amplifiées par les conditions de préparation des projets de recherche présentés à l’appui des candidatures et d’entraînement aux auditions. Sur ces deux points, le rôle des laboratoires auprès des candidats s’est considérablement renforcé au cours des dernières années, à travers l’évaluation des projets et l’accompagnement dans leur élaboration et à travers la préparation à l’audition (sous la forme d’audition dite blanche). Un bilan de ces pratiques, qui se sont accentuées sans doute parce que le nombre de recrutements diminuant les probabilités d’accueil d’un nouveau chercheur au CNRS diminuaient également, reste à faire. Mais elles sont indéniablement des facteurs supplémentaires d’inégalités. Aussi on peut s’interroger sur la pertinence de demander des vœux d’affectation dans les dossiers de candidature dans la mesure où cela tend à renforcer ce rôle des laboratoires dans la mise au point des composantes majeures des candidatures que sont les programmes de recherche et les auditions.
B. Les laboratoires et la concentration des ressources
Les laboratoires rattachés à titre principal à la section 40 sont, en septembre 2019, au nombre de 25, comprenant 22 UMR, 1 UPR, 1 UMS et 1 USR (source Labintel). S’y ajoutent une cinquantaine d’unités variées (UMR, UMS, USR, FRE, UMI) qui ont un rattachement secondaire à la section 40. La distribution géographique des unités de recherche en rattachement principal est nettement déséquilibrée, avec une concentration sur l’Ile de France et même dans la ville de Paris (cf. tableau 2). Les déséquilibres sont accentués pour les chercheurs rattachés à la section 40(5). En effet, sans compter l’accueil éventuel de chercheurs d’autres sections, les unités parisiennes en comptent 8,6 en moyenne contre 4,8 pour les unités situées en province.
Tableau 2 : Distribution géographique des UMR en rattachement principal à la section 40 et de leurs chercheurs en septembre 2019.
UMR (section principale 40) | Chercheurs (section 40) | |
Paris | 8 | 69 |
Reste Ile de France | 2 | 10 |
Hors Ile de France | 12 | 58 |
La concentration n’est pas seulement géograhique. Elle se lit aussi à l’échelle des laboratoires puisque, dans le périmètre considéré, 7 UMR, soit près d’un tiers de l’ensemble, comptent au plus 3 chercheurs, quand 5 en comptent 4 à 6, 6 en comptent 7 à 9, 2 en comptent 10, et 2 plus de 10(6). De plus, 4 de ces UMR ne comptent aucun directeur de recherche rattaché à la section 40. Ces chiffres ne sauraient être interprétés comme des indices de dynamisme scientifique, tant la localisation géographique compte dans l’attractivité, pour les affectations à l’issue des recrutements comme pour les mobilités en cours de carrière. On observe ainsi que des laborataoires qui ont su développer des identités scientifiques originales sont pourtant fragilisés.
Cela est d’autant plus préoccuoant que les déséquilibres géographiques et entre unités ne sont pas en voie de résorption, au contraire puisque se dessine une tendance à la polarisation(7). Les explications sont multiples : les affectations consécutives aux recrutements sont distribuées de manière inégale, sans compter les mutations en cours de carrière et les départs à la retraite qui risquent d’accentuer ces tendances (même s’il est difficile de les décrire avec précision). Les 63 chargés de recherche recrutés depuis 2008 ont été affectés dans 29 laboratoires différents, mais la moitié est concentrée dans 7 laboratoires (dont 2 ont bénéficié chacun de 6 affectations sur la période soit 20 % des recrutements au total). Sur les trois dernières années, les 14 chargés de recherche recrutés ont été affectés dans 9 laboratoires différents, et 6 d’entre eux ont pris un poste en dehors de Paris.
Les laboratoires demandés par les candidats dans leurs vœux d’affectation ne constituent aucunement un critère de sélection, et la section n’y accorde pas d’attention lors des phases du concours. Si les décisions d’affectation relèvent de l’InSHS, la section est attentive à ce qu’elles prennent en compte les déséquilibres actuels et contribuent à une meilleure répartition des chercheurs, sans compromettre le sens proprement scientifique de ces affectations. Celles-ci constituent un enjeu majeur pour la vitalité des laboratoires et pour la survie de certains d’entre eux, et cela d’autant plus que le nombre de postes est faible, et que la politique de sites est grosse du risque de concentration croissante des ressources sur un nombre restreint de laboratoires. Ces constats désormais connus appellent une politique plus volontariste de rééquilibrage afin de préserver toute la variété des programmes et potentialités de recherche.
C. Les revues et leur fonctionnement
Les revues sont une composante importante de la vitalité des communautés scientifiques, de la diffusion des connaissances, et de l’évaluation de la recherche à travers le peer reviewing. Dans le périmètre de la section, une trentaine de revues sollicitent un soutien du CNRS, ce qui conduit la section 40 à examiner périodiquement la qualité scientifique de celles-ci. Actuellement cette évaluation est répétée tous les deux ans, ce que la section juge comme une périodicité trop rapprochée, pour deux types de raisons. Sur le fond d’abord, il est exceptionnel qu’en l’espace de deux années la qualité d’une revue ait fortement changé, dans un sens ou l’autre, de sorte que l’évaluation pourrait être espacée. L’autre raison est pragmatique : la charge que représente l’évaluation de 28 revues (c’est ce qui a été effectué en 2017) est très lourde, et celle-ci pourrait être effectuée de manière plus approfondie si tous les deux ans la moitié des revues étaient évaluées, chacune étant soumise à évaluation sur un rythme quadriennal. Une telle évolution permettrait de procéder à des évaluations plus approfondies, prenant en compte à la fois la qualité des articles publiés, la politique éditoriale et le projet scientifique poursuivis, et le fonctionnement de la revue (modalités d’évaluation, transparence sur les procédures, modes de prise de décision, degré de collégialité, formes de communication avec les auteurs, etc.). Cela permettrait aussi à la section de contribuer, sur la base d’évaluations plus complètes, à la réflexion collective sur le paysage des revues, sur la diversité de celles-ci, sur les modes de catégorisation, voire de hiérarchisation, des supports de publication.
Enfin, la section considère que la politique initiée par l’InSHS de soutien à la traduction vers l’anglais d’articles parus dans des revues françaises ne permet pas d’améliorer significativement la diffusion internationale de la recherche française. Elle préconise, comme souligné précédemment dans ce rapport, d’y substituer une politique de soutien à l’editing en vue de favoriser la publication dans des revues internationales en langue étrangère, en complément du soutien actuel aux revues françaises.
D. Démographie et carrières
Les effectifs de chercheurs, ingénieurs et techniciens relevant de la section 40 se situent fin 2019 à 197 chercheurs et 115 IT, selon la base Labintel (recensement effectué le 20 septembre). Parmi les sources permettant de dénombrer les personnels, celle-ci peut être considérée comme fiable car c’est une base nominative. En revanche, elle ne permet pas de retracer des évolutions temporelles et elle fait l’objet d’actualisations récurrentes de sorte que les données apparaissent instables car actualisées fréquemment.
Les effectifs des ingénieurs et techniciens CNRS affectés dans des unités rattachées à la section 40 à titre principal sont restés stables sur la période 2013-2017, passant de 106 à 109 (source bilan social du CNRS). Sur la période les mouvements ont été marqués par une croissance conduisant à un pic (de 115) en 2015 suivi par une décroissance. Ces évolutions résultent de soldes entre des entrées et des sorties. On observe ici que les concours externes ne compensent pas, loin s’en faut, les départs en retraite : sur la période le déficit est de 15 postes (13 entrées par concours externes et 28 départs à la retraite). Ainsi donc les IT ont été fortement touchés par la politique de baisse des recrutements adoptée par le CNRS. Ce ne sont donc pas les créations de postes (concours externes) qui expliquent le maintien des effectifs sur la période. C’est principalement le solde des mouvements internes, entre mobilités sortantes (9 entre 2013 et 2017) et entrantes (38 entre ces deux dates).
La distribution des IT au sein des unités est fortement différenciée. Ainsi, selon les données du Labintel parmi les UMR rattachées à la section à titre principal 10 comptent 1 à 2 IT tandis qu’à l’opposé 5 en comptent 8 et plus. La présence d’IT non CNRS – dont l’effectif estimé voisine la centaine au sein de ces unités – ne compense assurément pas ces inégalités tant les ressources sont différentes selon les établissements. Concernant les IT CNRS, une majorité se trouve dans le corps des ingénieurs d’études (n = 40) et des assistants ingénieurs (n = 36). Viennent ensuite les techniciens (n = 20), puis les ingénieurs de recherche (n = 18) et les adjoints techniques de la recherche (n = 1). La part des femmes parmi les ingénieurs et techniciens est de 76 %, contre 24 % pour les hommes. Proche de cette moyenne dans les corps des ingénieurs d’études (IE) et des assistants ingénieurs (AI), elle atteint 85 % dans le corps de catégorie B des techniciens (TC) mais n’est plus que de 61 % dans celui des ingénieurs de recherche (IR)(8).
Le ralentissement des recrutements externes n’a pas seulement des effets sur le fonctionnement des laboratoires, mais aussi sur la démographie des corps. La distribution des âges est fortement déséquilibrée(9) : 40 % des IT a plus de 50 ans, 21 % seulement a moins de 40 ans, et 39 % se situe dans la tranche d’âges intermédiaire. Ces ingénieurs et techniciens sont répartis dans cinq branches d’activité professionnelles (BAP). La BAP E (informatique, statistique et calcul scientifique) et la BAP G (patrimoine, logistique, prévention et restauration) ne concernent respectivement que 10 et 1 seul agent. La branche d’activité la plus importante est la BAP J (gestion et pilotage), avec 49 IT. Ceux-ci exercent des activités transversales d’accompagnement de la recherche : gestion administrative et financière des unités, valorisation, coordination des réponses aux appels à projets, recherche de financements… Les BAP F (documentation, culture, communication, édition, TICE) et D (sciences humaines et sociales, production et traitement de bases de données) comptent respectivement 32 et 23 agents.
Ces branches d’activité professionnelle recouvrent des compétences et savoir-faire hautement spécialisés(10), et indispensables au fonctionnement des UMR (on pense notamment aux fonctions de gestion et au fait que certaines UMR ont très peu de personnel IT) comme au développement des équipes de recherche. Dans une période où la recherche en sciences politiques et sociales est devenue indissociable du montage de projets, de la réponse à des appels d’offres, de la gestion de personnel temporaire, mais aussi de la constitution de bases de données – issues des big data par exemple – ou encore de l’exploitation de larges corpus, il est nécessaire non seulement de renouveler ces agents, mais encore de créer des emplois afin d’accompagner les transformations des pratiques de recherche. Cette exigence était soulignée dans les rapports de conjoncture de 2010 et 2014 de la section 40. En 2019 elle demeure d’autant plus impérative que ces appels n’ont pas été entendus, puisque moins d’un départ en retraite sur deux a été compensé par l’ouverture d’un poste à un concours externe.
Le comptage du nombre de chercheurs permanents rattachés à la section est malaisé car il y a des variations entre les données que l’on peut extraire de la base Labintel et les chiffres livrés dans le bilan social et parité du CNRS. Les différences ne sont pas négligeables (de l’ordre de 5 %), et résultent de phénomènes comme les détachements. Les chiffres officiels du bilan social ont l’avantage de permettre de retracer des évolutions, dans le temps même s’ils sont toujours un peu anciens. Selon cette source, le nombre de chercheurs permanents relevant de la section 40 a fortement décru, ce qui reflète et même accentue la tendance générale de l’emploi au CNRS. Établi à 215 en 2000, il est passé à 194 en 2013 et il est de 192 en 2017(11). Sur une quinzaine d’années la baisse des effectifs est supérieure à 10 % en dépit d’un ralentissement de l’érosion ces dernières années, contre 6 % à l’échelle du CNRS. Dans les deux cas c’est le corps des chargés de recherche qui se rétracte, en raison du faible nombre de postes ouverts aux concours externes dans la section(12).
Il en résulte un vieillissement de la population des chercheurs, qui se traduit dans une pyramide des âges à la base étroite : en 2016 (source bilan social) la part des chercheurs âgés de moins de 40 ans est de 22 %, contre 40 % pour les chercheurs âgés de 50 ans ou plus, tandis que les quarantenaires représentent 38 % de l’effectif. L’exploitation de la base Labintel en septembre 2019 permet de dresser un état des lieux actualisé des inégalités de genre. Les femmes représentent 47,7 % des 197 chercheurs recensés, et les hommes 52,3 %. Majoritaires dans le corps des CR (53,3 % de femmes), elles sont nettement minoritaires dans le corps des DR (38,9 % de femmes)(13), où leur part progresse toutefois graduellement (elle était de 32,9 % en 2016). Un tel rééquilibrage est impératif, mais il ne peut qu’être lent compte tenu du faible rythme de recrutement au niveau directeur de recherche : 3 postes étaient ouverts au concours en 2017 et 4 en 2018 et en 2019. Sur ces 11 postes, 3 hommes et 8 femmes ont été promues.
Les tendances démographiques sont préoccupantes, car elles allient vieillissement par raréfaction des recrutements, faible présence des femmes parmi les DR, et blocage des carrières. Le passage DR représente un premier point de blocage, que l’on retrouve aussi dans les étapes suivantes de la carrière (passage DR2-DR1, puis DR1-DRCE). Le passage DR est un concours, pour lequel les candidatures externes sont minoritaires et qui fonctionne de facto comme une étape de promotion pour les chargés de recherche. Le nombre de candidats par postes ouverts s’établit comme suit : 5 en 2017, 7 en 2018, 7 en 2019. De tels ratios sont préoccupants dès lors que le passage DR est une étape normale et attendue dans les déroulements des carrières. Le nombre de postes ouverts est sérieusement déséquilibré par rapport au nombre de candidatures que la section évalue comme pouvant légitimement accéder à une promotion dans le corps des DR : en 2019 par exemple plus de la moitié des 27 dossiers de candidature interne étaient dans ce cas, alors que le nombre de postes étaient de 4. Un blocage des carrières qui atteint une telle ampleur est anormal et délétère, autant que la raréfaction des recrutements au niveau CR. L’ouverture d’une hors classe pour les CR ne constitue aucunement une réponse adéquate à ce problème. En effet, elle est d’abord conçue comme un rattrapage pour des chercheurs actifs mais qui sont toujours CR alors qu’ils sont avancés en carrière. Et elle est bénéfique à cet égard. Même si elle était mobilisée dans une logique de sas d’attente elle ne serait pas une réponse pertinente, car la file d’attente (le nombre de CR candidats au concours DR) est bien trop longue. Enfin les blocages des carrières se répètent aux passages DR1 et DRCE, où le nombre de dossiers justifiant une promotion excède par trop le nombre de supports : par exemple en 2018 15 postulants DR2 pour 4 postes ouverts à la promotion DR1, et 4 DR1 pour 1 promotion DRCE1.
Les tendances lourdes qui affectent la démographie des corps des personnels IT et chercheurs sont inquiétantes : viellissement, inégalités de genre, blocage des carrières, etc. La section 40 s’alarme de leurs conséquences sur la pérennité de la recherche relevant de son périmètre, alors que ne cesse de croitre le nombre de jeunes chercheurs qui ont un dossier scientifique remarquable et qui sont durablement et durement confinés dans des situations précaires et instables.
ANNEXES
Tableau A : Part des femmes aux différentes étapes des concours chargés de recherche (données de la section).
2017 | 2018 | 2019 | |
Candidatures | 49 % | 50 % | 52 % |
Audition | 38 % | 42 % | 59 % |
Admissibilité | 30 % | 38 % | 50 % |
Admission | 60 % | 40 % | 50 % |
Tableau B : Répartition par sexe et corps des IT de la section 40 (source Labintel 20/09/2019).
Corps | Femmes | Hommes | Total | % femmes |
Total IR | 11 | 7 | 17 | 61,1 |
Total IE | 31 | 9 | 40 | 77,5 |
Total AI | 27 | 9 | 36 | 75,0 |
Total TC | 17 | 3 | 20 | 85,0 |
Total AT | 1 | 0 | 1 | 100,0 |
Total | 87 | 28 | 115 | 75,6 |
Tableau C : Répartition par sexe et BAP des IT de la section 40 (source Labintel 20/09/2019).
BAP | Femmes | Hommes | Total | % femmes |
BAP E | 5 | 5 | 17 | 50,0 |
BAP D | 15 | 8 | 23 | 65,2 |
BAP J | 38 | 11 | 49 | 77,6 |
BAP F | 29 | 3 | 32 | 90,6 |
BAP G | 0 | 1 | 1 | 0,0 |
Total | 87 | 28 | 115 | 75,6 |
Bap E (informatique, statistiques, calcul scientifique) ; Bap D (sciences humaines et sociales) ; Bap J (gestion et pilotage) ; Bap F (culture, communication, production, diffusion des savoirs) ; Bap G (patrimoine immobilier, logistique, restauration, prévention). |
Tableau D : Répartition par sexe et grade des chercheurs de la section 40 (source Labintel 20/09/2019).
Grade | Femmes | Hommes | Total | % femmes |
CRCN
CRHC DR2 DR1 DRCE |
60
4 19 9 2 |
51
5 27 18 2 |
111
9 46 27 4 |
54,1
44,4 41,3 33,3 50,0 |
Total CR | 64 | 56 | 120 | 53,3 |
Total DR | 30 | 47 | 77 | 39,0 |
Total | 94 | 103 | 197 | 47,7 |
Notes
(1) Les sections concernées sont les 33, 34, 35, 36, 37 et 39.
(2) Jusque 2017 des concours distincts étaient organisés pour les 1re et 2e classes du corps des chargés de recherche, ce qui permettait de différencier des profils en fonction des expériences antérieures dans les activités de recherche. Depuis 2018, avec la fusion de ces deux classes en une classe normale (CRCN), les deux niveaux de concours sont réunis en un seul.
(3) Ce ratio est particulièrement défavorable en section 40 puisqu’en 2019 sa valeur est de 22,6 à l’échelle du CNRS. La situation de la section 40 est pratiquement la pire en comparaison avec toutes les sections et CID (une seule section a un ratio supérieur – en l’occurrence d’un point).
(4) Le tableau A en annexe donne un état de la distribution des candidatures par sexe aux différentes étapes des concours pour ces trois années. À l’échelle du CNRS, la proportion de femmes recrutées en 2019 sur les concours CRCN est de 38 %.
(5) À ces 137 chercheurs affiliés à la section 40 et affectés dans des UMR rattachées à titre principal à la section il faut ajouter 60 autres chercheurs de la section 40 qui sont affectés dans d’autres unités, avec une forte dispersion puisque cela concernait plus de 30 unités (source Labintel, 20 septembre 2019). Enfin, un nombre limité de chercheurs se trouve en situation de détachement.
(6) Le nombre d’ingénieurs et techniciens du CNRS affectés dans ces 22 UMR est également très dispersé : 9 d’entre elles en comptent 1 ou 2, 7 en comptent 3 à 5, 4 en comptent 6 à 8, et 2 en comptent 10 ou plus.
(7) Au cours des trois dernières années, le nombre d’UMR comptant au plus 3 chercheurs est passé de 5 à 7, quand celui des UMR comptant 7 chercheurs ou plus est passé de 8 à 10 (source Labintel, 20 septembre 2019).
(8) Le tableau B figurant en annexe rend compte de la distribution des hommes et femmes dans chaque corps des IT.
(9) La distribution des âges n’est pas issue de Labintel, mais des données de la base personnel Zento, mars 2018.
(10) Les métiers de ces agents sont multiples, et leur féminisation est inégale, comme le montre le tableau C figurant en annexe.
(11) La source Labintel indique 197 chercheurs en septembre 2019, ce qui ne signifie pas que les effectifs ont cru de 5 chercheurs en deux ans. Les écarts résultent de différences dans les sources.
(12) L’évolution du nombre de ces postes a été retracée plus haut dans ce texte. Bien sûr elle ne tient pas compte de recrutements par des CID de chercheurs qui sont, une fois recrutés, éventuellement rattachés à la section 40.
(13) Le tableau D livré en annexe croise grade et sexe.
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