Rapport de conjoncture 2019

Section 36 Sociologie et sciences du droit

Composition de la Section

Jay Rowell (Président de Section) ; Romain Pudal (secrétaire scientifique) ; Valérie Boussard ; Luisa Brunori ; Bernard Corminboeuf ; Éric Dagiral ; Magali Dreyfus ; Mustapha El Miri ; Valérie Falck ; Élisabeth Fortis ; Violaine Girard ; Séverine Gojard ; Martine Kaluszynski ; Jean-Pierre Le Crom ; Olivier Leclerc ; Laurent Lesnard ; Frédéric Neyrat ; Paul Pasquali ; Jocelyne Pichot-Doulcier ; Laurence Proteau ; Emmanuelle Rial-Sebbag.

I. Introduction

La section 36 regroupe des unités de recherche et des chercheurs relevant de la sociologie et du droit. La chute de presque 30 % de ses effectifs chercheurs depuis le début des années 2000 et les projections de départs à la retraite sur les prochaines années plaident pour une politique ambitieuse de recrutements afin de maintenir la présence du CNRS sur l’ensemble du territoire tout en accompagnant les thématiques et méthodes de recherche émergents. Ce constat vaut a fortiori pour les emplois de soutien à la recherche (ITA) dont le rôle est indispensable.

Les travaux menés dans les unités dépendant de la section s’appuient sur des méthodes « mixtes » quantitatives et qualitatives et le développement de nouvelles méthodes de collecte et d’analyse de données (numérique, big data, intelligence artificielle). En termes de thématiques, les travaux peuvent être regroupés en 8 thématiques : (1) Stratification sociale et inégalités, (2) Mondes marchands et travail, (3) Rapports sociaux de sexe, (4) Circulations et migrations internationales, (5) Santé et environnement, (6) Mobilisations, justice, violence, (7) Numérisation, données, objets connectés, (8) Nouvelles normativités et usages du droit. Cette présentation, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, n’exclut pas l’existence de travaux de pointe sur d’autres thématiques.

La section souligne la nécessité de conserver un équilibre raisonnable entre recherche fondamentale non planifiée d’un côté, et programmes orientés par la demande sociale, la promotion de l’interdisciplinarité et de l’internationalisation, de l’autre. Par ailleurs, le contexte actuel est marqué par la remise en cause de l’utilité des SHS sous la conjonction d’une lecture étroite des finalités de la recherche en termes de retombées économiques et d’un réflexe autoritaire qui prétend que la compréhension des dynamiques sociales revient à excuser des comportements déviants au lieu de représenter un préalable à la recherche démocratique de solutions. Le présent rapport entend souligner l’importance des contributions des UMR de la section au débat démocratique et à la diffusion des savoirs. À une époque où les transformations sociétales paraissent complexes, souvent illisibles et prises dans l’écheveau complexe des interdépendances internationales, la sociologie et les sciences juridiques n’ont jamais été aussi indispensables.

II. Présentation de la section

A. Structure de la section

1. Unités

La section 36 assure le pilotage principal de 27 UMR, 5 USR, 2 UMS, 3 GDR, 2 FRE et 1 UMI. Les UMR relèvent pour moitié du droit et pour moitié de la sociologie, pour un effectif chercheur composé d’un rapport d’environ deux-tiers sociologues et un-tiers juristes. Il faut noter que 29 autres unités de recherche sont rattachées à la section 36 à titre secondaire. Un peu plus de la moitié des UMR de la section sont localisées en Île-de-France (15), une concentration plus marquée en sociologie (71 %) qu’en droit (38 %). Ces UMR sont de taille assez variée. Un quart compte 30 permanents ou moins et un quart compte plus de 60 permanents avec seulement deux qui dépassent un effectif de 90 permanents. Les structures de recherche de la section 36 sont, en général, dotées d’un nombre limité de chercheurs CNRS. En effet, dans la moitié d’entre elles on trouve au plus 6 chercheurs CNRS. Dans seulement un laboratoire sur cinq on trouve 10 chercheurs CNRS ou plus. Cette relative concentration des chercheurs- géographiquement et par unité – signifie qu’à peu près la moitié des chercheurs sont concentrés dans 20 % des unités.

Si en moyenne, les structures de recherche de la section 36 semblent plutôt bien pourvues en personnels de soutien (5.8 personnes par unité), la répartition est assez inégale : la moitié des personnels ITA se trouve concentrée dans seulement 27 % des unités de la section.

Il est possible d’établir une typologie des unités qui relèvent de la section selon le nombre de chercheurs CNRS, d’enseignants-chercheurs ou chercheurs d’autres organismes, d’ITA et BIATSS. Le type d’unité le plus répandu (48 %) se caractérise par un nombre limité de chercheurs mais par un bon soutien en personnels ITA : en moyenne 7 chercheurs CNRS, 18 titulaires non CNRS et 6 ITA/BIATSS. Dans le deuxième type d’unité (28 %) le nombre moyen de chercheurs CNRS est plus faible (4) alors que celui des enseignants-chercheurs est beaucoup plus élevé (42). Les deux derniers types d’unité sont plus marginaux et se caractérisent par une présence moyenne des chercheurs CNRS un peu plus forte mais un nombre encore plus important d’enseignants-chercheurs. Deux laboratoires n’entrent pas dans cette typologie, un laboratoire qui ne comporte actuellement aucun chercheur et le plus gros laboratoire de la section 36 qui ne se caractérise pas seulement par le nombre très élevé de chercheurs CNRS et d’enseignants-chercheurs. Il est à noter que les laboratoires à dominante juridique ont en moyenne moins de chercheurs, et se situent majoritairement hors Ile-de-France. Certains se trouvent ainsi fragilisés par le faible nombre de recrutements. La problématique est comparable en sociologie du fait de la forte concentration des chercheurs dans les unités en Ile-de-France. Hormis quelques unités de province qui tirent leur épingle du jeu, la place du CNRS dans un nombre relativement important d’UMR sera fragilisée sans une politique plus volontariste sur le nombre de postes mis au concours et leur affectation.

2. Chercheurs

Les 198 chercheurs de la section en activité en mai 2019 sont affectés à 54 UMR différentes qui ne relèvent pas nécessairement, loin s’en faut, de la section 36 à titre principal. La répartition des chercheurs de la section 36 entre juristes (32 %) et sociologues (68 %) est stable depuis le dernier rapport et la proportion est relativement constante et proportionnelle au sein de tous les corps et grades sauf pour les DR1 (48 % des 27 DR1 sont juristes).

Les chercheurs de la section 36 sont très concentrés en région parisienne avec un taux de 62 %, là encore relativement stable par rapport au précédent rapport (65 %), mais inégal entre les deux disciplines avec 72 % des sociologues et 38 % des juristes affectés à des unités franciliennes.

Si la section 36 est globalement équilibrée du point de vue du genre (51 % de femmes par rapport à 48 % en 2014), le taux de féminisation apparaît bien supérieur pour les juristes (67 %) que pour les sociologues (43 %). Si on prend en compte le corps et le grade ainsi que la discipline (voir tableau ci-dessous), alors il apparaît que les femmes sont sur-représentées au niveau DR2 (56 %) et sous-représentées au niveau DR1 (37 %), les sociologues ayant un taux de féminisation de seulement 21 % en DR1 comparé à 54 % pour les juristes. Ces deux phénomènes s’expliquent largement par un accès plus tardif au grade de DR2 pour les femmes (voir infra).

Corps – Grade N Femmes (%) Femmes juristes (%) Femmes sociologues (%)
DRCE 4 50 0 67
DR1 27 37 54 21
DR2 48 56 67 52
CRHC 5 60 100 50
CRCN 114 51 73 42
Total 198 51 67 43

Comme le prévoyait le précédent rapport, il y a bien eu un pic de départs à la retraite mais décalé de deux ans (9 départs en 2018 et 6 en 2016). Toutefois, ce pic reste loin des départs massifs des années 2009-2013 qui correspondaient à la centaine de chercheurs entrés au CNRS entre 1978 et 1980 à l’occasion de l’intégration des chercheurs dits « hors statuts ». La pyramide des âges actuelle est désormais plus équilibrée.

3. Personnels ITA

Le CNRS apporte une contribution significative au soutien à la recherche avec, 96 personnels ITA affectés aux unités de la section, représentant 57 % du total des personnels de soutien à la recherche. Ne sont considérés par la suite que les ITA du CNRS. Les unités relevant de la section 36 comptent 11 IR, 56 IE et 29 techniciens qui se répartissent comme suit : 31 % BAP D (SHS), 5 % BAP E (Informatique, statistique et calcul scientifique), 21 % BAP F (Culture scientifique, communication) ; 43 % BAP J (Gestion et pilotage). Compte tenu de la montée en puissance des méthodes statistiques, des humanités numériques et du big data, le potentiel des unités en ingénieurs BAP D devrait être significativement renforcé au risque de voir les disciplines relever de la section 36 décrocher au niveau international sur ces enjeux majeurs.

Ce risque est d’autant plus important que la structure par âge et par sexe des ITA des unités de la section 36 montre un double déséquilibre : les effectifs apparaissent concentrés sur les femmes de 45 ans et plus qui représentent environ deux-tiers des effectifs totaux d’ITA. Les raisons de ce double déséquilibre sont certainement multiples, mais l’examen de la pyramide des âges des agents ITA de la section 36 par BAP donne quelques pistes. Le déséquilibre générationnel particulièrement prononcé dans les BAP D et F, ce qui montre que la priorité a été donnée au recrutement de gestionnaires dans un contexte de complexification des circuits administratifs et de la recherche sur contrat, par rapport à la BAP disciplinaire (D) et à la BAP F, indispensable au bon fonctionnement des revues. On ne peut que déplorer ce sous-investissement chronique, ces dernières années, dans les personnels ITA, porteur de conséquences lourdes à l’avenir (voir infra).

4. Emplois permanents et non permanents

Le bon fonctionnement des unités dépend également de personnels non permanents. Du côté des chercheurs et des enseignants-chercheurs, le taux de précarité, de l’ordre de 10 %, est stable depuis le précédent rapport. Du côté des personnels de soutien à la recherche non permanents, le taux de contractuels est de 31 %, très élevé, mais en nette baisse par rapport au précédent rapport où il était de 60 %. On peut faire l’hypothèse que cette baisse de la précarité est en grande partie liée au changement de statut des BIATTS dont la proportion dans les unités de la section 36 a presque doublé en cinq ans.

B. Projections sur l’évolution des effectifs

1. Chercheurs et ITA

La génération de chercheurs recrutés massivement entre 1978 et 1980 est en majorité partie à la retraite dans les années 2008-2013. En l’absence d’une politique de recrutement visant à maintenir le nombre de chercheurs dans la section 36, les effectifs de la section 36 sont passés de 286 en 2000 à 198 en 2019, une chute d’un peu moins de 30 %, ce qui a eu pour effet la fragilisation de la place du CNRS dans de nombreuses UMR. La pyramide des âges des chercheurs CNRS est désormais relativement équilibrée et les départs à la retraite ne devraient plus connaître les pics des dix dernières années. Si l’on fait l’hypothèse d’un âge uniforme de départ à la retraite de 67 ans, alors les départs à la retraite devraient suivre une tendance presque linéaire avec en moyenne environ 6 départs par an. En toute logique, si le nombre de recrutements devait être inférieur à ce chiffre, la taille de la section ne pourrait que continuer à décliner, comme cela avait été souligné dans les rapports de 2010 et de 2014. Comme l’indiquent les projections d’effectifs à partir de la structure démographique actuelle selon plusieurs scénarios (1 à 8 postes par an), seule une politique de recrutement de 6 chercheurs par an devrait permettre de maintenir la taille de la section 36 à l’horizon 2050 (environ 205 chercheurs). Un recrutement en moins par an provoquerait une diminution de la taille de la section à environ 175 chercheurs. Quatre recrutements annuels réduiraient la taille de la section d’un quart et trois recrutements en diviseraient les effectifs par deux.

La situation paraît encore plus critique pour les ITA où le faible nombre de recrutements au cours des 15 dernières années se traduit par une structure démographique vieillissante et une réduction très rapide des effectifs à l’horizon de 10 ans dans les BAP J, D et F si le CNRS n’inverse pas la tendance.

C. Bilan des recrutements et des promotions

1. Recrutements des chargés de recherche

Au cours de la présente mandature de la section 36, une moyenne d’environ 190 candidatures pour le concours CR ont été enregistrées chaque année pour une moyenne d’environ 6 postes mis au concours. La multiplication des post-doc avec la généralisation de la recherche sur contrat, combinée au tassement du nombre de postes statutaires mis au concours dans les universités et au CNRS depuis une décennie a contribué à augmenter considérablement le nombre d’excellents jeunes chercheurs à la recherche d’un poste stable.

L’indicateur le plus pertinent pour analyser les recrutements au CNRS est l’âge académique au recrutement, c’est-à-dire le nombre d’années qui séparent la soutenance de la thèse du recrutement. Le graphique ci-dessous ajoute aux âges académiques moyens deux droites de régression expliquant l’âge au recrutement par l’année de recrutement avant et après les réformes de 2005 supprimant l’âge limite au concours CR2. Avant 2005, l’âge académique moyen au recrutement est stable, en moyenne autour de 1,8 ans. Autrement dit, avant 2005 la situation la plus courante était un recrutement au CNRS dans la section 36 un ou deux ans après la thèse. La réforme de 2005 provoque une rupture nette. Chaque année, l’âge académique moyen au recrutement augmente de près de deux mois. La modification du concours en 2018 (fin de la distinction CR2/CR1) a aussi contribué à la diversification des profils des candidats sur un même concours en termes d’âge académique, conduisant à une difficulté à mettre en équivalence des candidats brillants ayant soutenu leur thèse récemment et des candidats tout aussi brillants avec plusieurs années de post-doc à leur actif et un dossier de publication très consistant et diversifié.

Cette tendance envoie le signal que le recrutement dans la section 36 ne peut plus se faire qu’après une période de précarité de plusieurs années. Des effets de sélection peuvent en découler. Des recrutements de plus en plus tardifs ne vont-ils pas amener à recruter les docteurs qui ont des ressources suffisantes (familiales par exemple) pour faire face à de longues années de précarité et générer ainsi de nouvelles inégalités ? Ou encore à privilégier les profils de thésards extrêmement dotés au détriment d’une variété de chercheurs au parcours plus originaux enrichissant la recherche ? Cette situation produit également un risque pour l’égalité de genre compte tenu des dispositions différentielles à la mobilité, notamment internationale, les effets des congés de maternité et les arbitrages au sein des couples qui favorisent encore majoritairement les carrières des hommes.

2. Promotions DR

La promotion dans le corps des directeurs de recherche de 2e classe est conditionnée par la soutenance de l’HDR. Les juristes soutiennent plus rapidement leur HDR après leur thèse (8 ans en moyenne pour les femmes et les hommes) que leurs collègues sociologues (11 ans pour les hommes et 15 ans pour les femmes). Le délai de promotion DR2 après l’obtention de l’HDR est cependant sensiblement plus long pour les juristes (8 ans pour les femmes contre 5 ans pour les hommes) que pour les sociologues (un peu moins de deux ans pour les femmes et un peu plus de deux ans pour les hommes). Les différences disciplinaires s’équilibrent en grande partie et l’âge moyen de promotion DR2 des juristes et des sociologues hommes converge autour de 43-45 ans.

La soutenance plus tardive de l’HDR des femmes sociologues décale l’âge moyen de leur promotion dans le corps des DR2 à 48 ans. Le passage de la 2e à la 1re classe intervient en moyenne une dizaine d’années en moyenne après l’entrée dans le corps de DR. Au total, les décalages dans le déroulement de carrière entre hommes et femmes se traduisent par un accès plus tardif au grade de DR2 pour les femmes, ce qui explique en partie le gender gap en sociologie pour les DR1.

III. État des lieux scientifique

Il est bien difficile de restituer en quelques pages la richesse des travaux menés dans les unités relevant de la section 36 ; une présentation exhaustive n’est ni possible ni souhaitable, d’autant plus que la section regroupe quatre disciplines au sens du CNU (sections 1, 2, 3 et 19). La section a ainsi fait le choix d’insister sur quelques grandes thématiques et tendances récentes.

A. Méthodes

La sociologie et le droit partagent les méthodes de recherche avec d’autres sciences sociales. Si plusieurs laboratoires restent marqués par une forte identité théorique, thématique ou méthodologique et attirent de ce fait des chercheurs spécialisés, la section note avec intérêt le développement notamment chez les jeunes chercheurs de travaux associant plusieurs méthodes. On voit par exemple des chercheurs proposer une enquête ethnographique, tout en recourant également à des archives, des entretiens, et un travail prosopographique avec des méthodes quantitatives sophistiquées. On saluera ici la richesse de certaines enquêtes capables de donner à la fois un cadre statistique général, une contextualisation des objets dans leur historicité et de la « chair » sociologique grâce à des observations participantes de qualité, des entretiens panélisés, réitérés etc. Les compétences d’analyse quantitative en particulier se sont généralisées et sont montées en sophistication grâce à la formation dispensée au sein des UMR ou dans les écoles d’été ou formations comme Quantilille. Ainsi la majorité des laboratoires relevant de la section combinent des méthodes qualitatives et quantitatives et mènent une réflexion poussée sur les échelles d’analyse et le croisement des données et des sources. C’est par exemple le cas des travaux qui développent une réflexivité historique et sociologique sur les catégories des grandes bases de données internationales permettant à la fois de transformer ces catégories en objet d’étude et de parer aux risques du nominalisme en associant enquêtes qualitatives et quantitatives. La gamme méthodologique s’est également diversifiée en droit pour aller bien au-delà de l’analyse qualitative des corpus. Les juristes intègrent de plus en plus des techniques d’analyse lexicométrique, d’exploitation de sources numériques et données massives (voir infra), constituent des bases de données quantitatives sur les requérants, actes juridiques, ou encore recourent à des entretiens ou questionnaires.

La combinaison des méthodes est étroitement liée à l’ouverture disciplinaire que nombre de chercheurs de la section pratiquent, aussi bien avec des disciplines proches (science politique, ethnologie, histoire, philosophie, économie, géographie…), qu’avec des disciplines plus éloignées (sciences cognitives, neurologie, biologie…). Cette variété croissante de collaborations se traduit par un enrichissement des travaux et des méthodes de travail, comme par une diversification des objets de recherche.

B. Thèmes de recherche travaillés dans les UMR de la section 36

1. Stratification sociale et inégalités

Parmi les grandes thématiques de la section, celles de la stratification sociale, la production et la reproduction des inégalités restent centrales et ne cessent de se renouveler. Aussi bien dans les projets de recherche présentés au concours que dans l’activité de nombreux laboratoires, on peut souligner l’attrait de cette problématique dans ses déclinaisons diverses. Qu’il s’agisse de repenser la nomenclature des PCS, les comparer à l’échelle européenne ou de développer des enquêtes approfondies sur des groupes encore trop méconnus – comme les classes moyennes – les travaux questionnent les définitions, les caractéristiques, les frontières sociales, les pratiques et les représentations constitutives des dynamiques sociales et politiques. Notons le remarquable essor de la sociologie des élites grâce aux développement d’enquêtes sur les pratiques politiques, culturelles, professionnelles, scolaires, financières voire familiales de différents sous-groupes des élites en France et à l’étranger. L’intérêt pour les classes populaires et leurs recompositions multiples ne se dément pas non plus, intégrant de plus en plus fréquemment des approches intersectionnelles mais aussi des problématiques encore relativement peu étudiées (rural / urbain, effets de génération…). Si les différents groupes sont donc étudiés avec acuité, les ségrégations et mobilités sociales ou spatiales font eux aussi l’objet de travaux novateurs s’intéressant aux diverses sphères de socialisation (familiales, scolaires, militantes, professionnelles…). L’ensemble de ces travaux, bien diffusés à l’international, conduit à proposer des lectures fines des ressources et des trajectoires des agents sociaux en combinant les méthodes, de plus en plus déployées sur des terrains à l’étranger ou dans des recherches comparatives.

2. Mondes marchands et travail

Le travail et l’économie – au sens large – continuent d’être des objets centraux pour les UMR de la section 36, mais on peut constater à la fois une diversification des objets et des collaborations interdisciplinaires entre juristes et sociologues ou avec des économistes, politistes et anthropologues. La diversification s’exprime d’abord dans les catégories de travailleurs qui sont enquêtées en France et à l’étranger, qu’il s’agisse d’une variation dans la position hiérarchique ou dans la division du travail. On peut noter dans cette perspective la poursuite d’un développement des travaux sur les personnels d’encadrement dans tous les secteurs (industrie, hôpital, médico-social, finance, administration, etc.) comme la multiplication de travaux sur des activités ou métiers spécifiquement contemporains (travailleurs des aéroports, des entrepôts, des grandes surfaces, de la sécurité, du nettoyage, des plateformes, etc.). Le travail est également saisi dans ses marges (travail précaire, travail au noir…) et dans ses frontières (travail bénévole et associatif, travail domestique…). Ces frontières ont fait l’objet d’un investissement particulier en droit du travail pour saisir les transformations des cadres normatifs et leurs appropriations à différentes échelles de régulation. Les recherches tiennent compte des propriétés sociales des travailleurs, de leurs trajectoires, rapports au politique, mobilisations, modes de vie et de consommation au croisement de sociologie du genre, des migrations, de la stratification sociale, des mobilisations, de la famille et de l’éducation.

Les analyses du monde économique portent également sur les institutions, qu’elles soient politiques, syndicales, juridiques (droit du travail et droit des affaires) ou économiques (entreprises, marchés). La sociologie du travail croise ici la sociologie de l’expertise, des élites, de l’action publique, du militantisme et des groupes d’intérêts ou du droit. Les institutions économiques, entreprises et marchés, donnent lieu à des travaux très dynamiques interrogeant notamment les mécanismes de fixation de la valeur des biens et les conditions rendant possibles les échanges. Ils mobilisent souvent des terrains à l’étranger, par la comparaison ou l’analyse des circulations des travailleurs, des dispositifs, des techniques, des productions, ainsi que les effets de diffusion de formes d’organisations, de conventions de mesures et de valorisation. En restituant finement, et avec une épaisseur empirique, les forces qui travaillent en profondeur nos sociétés contemporaines, ces travaux contribuent à éclairer et à rendre intelligibles des transformations qui sont peu ou pas appréhendées par le débat politique ou les sciences économiques.

3. Rapports sociaux de sexe

Dès les années 1970, des sociologues du CNRS ont publié des travaux pionniers sur le travail des femmes et les « rapports sociaux de sexe ». La démarche sociologique de dénaturalisation et d’analyse des hiérarchies sociales, portée par des chercheuses s’inscrivant dans une perspective critique, a été centrale dans l’élaboration d’approches de genre aujourd’hui reconnues internationalement et encouragées dans de nombreuses disciplines scientifiques.

Les approches sociologiques peuvent être regroupées en deux pôles : les recherches qui ne prennent pas le genre pour objet principal, mais tentent de tirer parti de cette catégorie ou « variable » dans l’analyse ; celles qui portent principalement sur le genre, compris comme différenciation hiérarchisante socialement construite, à travers des objets variés. De nombreuses thématiques ont été développées par des membres de la section : sur le travail professionnel et domestique, de longue date, mais aussi par exemple sur la famille et le couple, plus récemment sur les violences sexuelles et les formes de lutte contre celles-ci, les migrations, le droit et la religion ou les pratiques et politiques de l’adoption et de procréation. D’autres thématiques émergent progressivement, par exemple les recherches sur la sexualité ou les masculinités.

Le genre est une thématique centrale pour plusieurs unités rattachées à la section 36. Il est à noter que dans le cadre du quinquennal débuté en 2019, trois unités de recherche ont créé des axes consacrés aux approches intersectionnelles, analysant l’articulation entre rapports de genre, de classe et de race. L’approche de genre émerge en droit pour compléter des perspectives développées en droit des religions, droits de l’homme, droit du travail ou droit de la famille.

4. Circulations internationales, migrations

Les recherches sur les migrations et circulations internationales connaissent un renouvellement depuis les années 1990 et un engouement qui se mesure au nombre croissant de thèses et de projets collectifs. La création de l’Institut Convergences Migrations ou encore la nouvelle chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France attestent de cette dynamique scientifique en écho à leur centralité dans le débat politique en Europe. Aux études classiques axées sur l’intégration des migrants se sont ajoutées de nouvelles perspectives dont l’ambition est d’inscrire les migrations dans un questionnement plus global sur les circulations internationales.

Une première approche rassemble les recherches qui questionnent et renouvellent les catégories classiques (les immigrés, l’intégration, l’origine, l’utilitarisme migratoire, etc.), les connaissances sur les routes migratoires (en interrogeant les formes de migrations autres que Sud-Nord) et les types et motivations des migrations. Une seconde approche rassemble les travaux sur les parcours et conditions d’accueil et d’installation des migrants « indésirables ». Ces derniers sont saisis en fonction de leur statut (réfugiés, sans-papiers, « mineurs isolés » etc.) et de leur genre, leurs origines nationales, ethniques ou religieuses effectives ou supposées (les domestiques, les travailleuses du care, les « Roms », les musulmans, etc.). Ces travaux s’intéressent aux mesures de contrôle des frontières, à leur militarisation et à leur externalisation dans des pays tiers. Ils traitent aussi des coûts du contournement de ces frontières en termes de vulnérabilisation juridique, sociale et économique dans les zones de transit ou de rétention à l’intérieur des frontières européennes comme à l’extérieur. Une troisième approche émergente s’intéresse aux processus d’ethnicisation, de racialisation et à leurs effets en termes de discriminations et de domination. Les questions de la mesure du racisme, des discriminations et des rapports sociaux de race sont au centre de ces recherches. Ces travaux font l’objet de vifs débats épistémologiques, scientifiques, voire politiques. Ces approches qui se revendiquent ou sont classées dans les Subaltern-Studies ou les postcolonial Studies affichent ou revendiquent pour certaines l’ambition, au-delà du champ migratoire, de renouveler les catégories des sciences sociales.

5. Santé et environnement

L’environnement et la santé sont des thématiques transversales recouvrant un grand nombre de sujets qui nécessitent, presque par définition, une approche interdisciplinaire. Les changements globaux (dérèglements climatiques, érosion de la biodiversité), nouveaux risques sanitaires, la transition énergétique, les nouvelles pratiques médicales, les rapports entre les hommes et le vivant, sont au cœur des activités de plusieurs UMR de la section 36.

Les sciences juridiques et la sociologie s’intéressent en particulier aux réponses politiques, sociales et juridiques ainsi qu’aux transformations de l’action publique et des usages et comportements face au nouveau contexte marqué à la fois par une urgence à agir mais aussi à une grande incertitude. La prégnance des questions environnementales engage une réflexion sur des concepts, les échelles temporelles et les valeurs des institutions et cadres de pensée, en droit (justice, démocratie, réparation, responsabilité, sanction…) comme en sociologie (participation, mobilisations, inégalités, conflictualités…). Les projets menés en droit ou en sociologie de la santé ont pour objectif commun d’éclairer les pratiques à l’aune des nouvelles techniques et des nouveaux territoires conquis par la médecine. L’étude de ces pratiques est réalisée tant à l’échelle individuelle que collective dans une dimension de santé publique, sans oublier les enjeux économiques considérables, aussi bien en termes de maîtrise des dépenses de santé que de profits industriels et la transformation du corps sain en capital. Les travaux émergents s’intéressent aux pratiques sociales, juridiques et éthiques se nouant dans le contexte des prises en charge innovantes (médicaments innovants, médecine génomique, médecine personnalisée).

Les travaux sur l’environnement ou la santé agissent depuis longtemps comme un terrain très fertile pour la sociologie des sciences et des risques portant sur l’analyse des controverses scientifiques, la mobilisation d’expertises ou encore l’analyse des lanceurs d’alerte ou processus de confinement ou de déconfinement des problèmes publics. Sur ces thématiques, les laboratoires affichent des approches interdisciplinaires SHS mais aussi, de plus en plus, avec des chercheurs en agronomie, biologie ou écologie ainsi que des acteurs du terrain. Ces nouvelles collaborations soulèvent de nombreuses questions épistémologiques. La mobilisation des savoirs des sciences naturelles pose la question des conditions de leur usage en droit et en sociologie, et de leur hybridation avec celles-ci ou avec des savoirs profanes, dans l’exemple des sciences participatives.

6. Mobilisations, justice, violence

La section 36 regroupe des laboratoires ayant une riche tradition interdisciplinaire sur des objets au croisement du droit et de la sociologie portant sur la production et le maintien de l’ordre social, la déviance, la police, ou les droits de l’homme…) et la sociologie des mobilisations ou des violences. Ces travaux ont pu saisir un ensemble de transformations contemporaines dans une perspective interdisciplinaire, multi-méthodes et comparative. Des travaux importants ont ainsi été menés sur la sociologie pénale, les interactions normatives entre les échelles internationales, européennes et nationales, ou encore l’analyse statistique de la déviance grâce à la construction de bases de données à partir d’enquêtes ou du codage de sources judiciaires. Nourrissant le débat public et les nombreux observatoires, ces UMR ont mené des travaux cruciaux sur la transformation de la justice des mineurs, les prisons, aménagements de peine et récidives, la justice financière, la corruption ou encore les usages du droit international. Les instruments de mesure de la délinquance, le sentiment d’insécurité et l’analyse de la victimation, fondée sur l’exploitation des enquêtes internationales, nationales, régionales et locales constituent des faits marquants de ces dernières années.

L’analyse des politiques et des pratiques de sécurité à l’échelle des villes a été également beaucoup investie, surtout depuis 2015 en étudiant la sécurisation des espaces, la sécurité des transports publics, mais aussi les métiers et pratiques de la régulation des désordres. Certains chercheurs se sont saisis des mesures incitatives lancées suite aux attentats de 2015 pour saisir les logiques de production de la violence terroriste, mais aussi étudier les transformations politiques et leurs effets sur les pratiques sociales. Ainsi, les rapports entre surveillance et technologies de gouvernement ont été particulièrement explorés que ce soit les technologies de surveillance discrète, la cybersécurité, les fichiers et de leurs usages, la vidéosurveillance.

7. Numérisation, données, objets connectés

Sous l’étiquette du « numérique », les travaux consacrés à l’analyse de la conception et des usages sociaux des technologies d’information et de communication ont connu un essor notable, appuyé par les soutiens institutionnels et appels à projets. Cela s’est traduit par un accroissement des recherches portant sur la place et les rôles de ces dispositifs, mais aussi sur la diversification des pratiques sociales désormais observées. Jusqu’à récemment, ces travaux se sont en premier lieu ancrés dans une série d’unités intéressées de longue date à la sociologie des sciences, des techniques et de l’innovation. En quelques années, les recherches empiriques se sont élargies à la mesure de la diffusion et des modes d’appropriation de ces objets au sein d’un vaste continuum de pratiques sociales. De la sociologie de la culture à la sociologie du travail en passant par la sociologie de la famille, de la santé ou la sociologie économique, rares sont désormais les domaines qui ne questionnent pas les reconfigurations articulées à la diffusion de ces technologies.

Un premier ensemble de travaux analyse les transformations des sociabilités liées au déploiement de dispositifs de mise en relation et de maintien des liens entre individus et groupes sociaux. L’analyse des pratiques amateurs, des communautés en ligne et des formes de circulation des contenus contribue à renouveler les travaux sur la consommation culturelle et les formes de sociabilité. D’autres travaux se sont concentrés sur les ressorts de la participation en ligne et sur les formes de mise en visibilité des actions humaines. Ces dernières années, un ensemble de chercheurs ont investi les plateformes numériques positionnées en nouveaux intermédiaires du travail ainsi que l’étude de leurs dimensions juridiques. Aussi l’intérêt ancien pour l’ouverture des boîtes noires technologiques s’est-il renouvelé à travers l’étude des algorithmes, celle de la production et des usages des données numériques et des objets connectés, autant de domaines qui interrogent simultanément les promesses associées aux technologies et certains ressorts contemporains des inégalités sociales.

8. Nouvelles normativités et usages du droit

Si les juristes du CNRS sont peu nombreux par rapport aux enseignants-chercheurs, les UMR ont pu jouer un rôle primordial dans le développement d’approches interdisciplinaires en droit et ont contribué à faire émerger des problématiques innovantes en termes de méthodes (théorie, histoire, comparaison…) ou d’objets (justice, environnement, science, travail, santé, religion…). Ces thèmes ne correspondent pas, ou peu, aux découpages disciplinaires ou thématiques structurant les facultés de droit.

Parmi les nouvelles tendances repérables aussi bien dans les travaux des chercheurs que dans les projets des candidats aux concours, on notera la diversification des sources du droit et leurs interactions, le développement de nouveaux types de normativité et leur intrication avec des formes plus anciennes. De nombreuses études et projets soulignent ainsi le déclin du légicentrisme et du règne de la loi nationale au profit de normes internationales en pleine expansion avec lesquelles elles doivent se conjuguer. De même, les travaux analysent le développement de la soft law : brouillage des catégories, déformalisation des règles, effacement de la sanction, compétition ou renforcement des règles normatives avec des outils de gestion ou de gouvernement comme le benchmarking ou les instruments de gestion des conduites.

Les travaux sur les usages du droit connaissent également une nouvelle vigueur, qu’ils portent sur la mobilisation des règles comme ressources à l’action ou au phénomène du non-recours aux droits, dont l’étude mériterait d’être exemplifiée, tout comme le droit de l’environnement, de la propriété intellectuelle ou des religions.

IV. L’internationalisation des unités de la section 36

En complément de l’interdisciplinarité, l’internationalisation fonctionne à tort ou à raison comme un impératif et une injonction omniprésente tant au CNRS que dans les universités. Elle se décline dans la volonté d’augmenter la proportion de chercheurs de nationalité étrangère, par la promotion des coopérations, contrats européens et internationaux, par la mobilité entrante et sortante ou encore par l’augmentation du taux de publication dans des revues « internationales », implicitement anglo-saxonnes. Si la section 36 est attentive à ces objectifs et indicateurs dans ses recrutements et promotions, elle défend une conception un élargie, plus sociologique et nuancée de l’internationalisation où la qualité et l’originalité d’une recherche n’est pas toujours synonyme de la capacité à publier dans des supports de publication anglo-saxonnes souvent fortement normées et « mainstream ».

Sur le plan des objets d’étude et des terrains, les UMR relevant de la section continuent de développer des recherches de pointe à la fois dans une perspective comparée (laboratoires en droit comparé, unités spécialisés sur les questions européennes, ou plus généralistes qui déploient des politiques volontaristes vers l’Asie ou l’Amérique Latine, par exemple) et dans une perspective plus monographique. Les UMR sont rarement fortement spécialisés sur une aire culturelle particulière, ce qui n’a pas empêché, au cours de la dernière décennie, le développement de projets très novateurs sur les circulations internationales des élites, experts, catégories et problèmes publics, ou encore de saisir les questions migratoires en reliant terrains dans les pays d’émigration et dans les pays d’accueil. Saisis à la fois par les arènes de circulation internationale des idées et experts et de plus en plus « au ras du sol », dans les entreprises, dans les professions ou dans les familles, les unités de la section 36 ont contribué empiriquement à l’intelligibilité de la « globalisation ». Ce faisant, les unités ont densifié les collaborations internationales et ont participé à un nombre croissant de contrats de recherche et publications avec leurs homologues étrangers qui ne se limitent pas aux publications en langue anglaise.

Sociologiquement, cette tendance a été favorisée par un triple mouvement dans les parcours des chercheurs au CNRS. Premièrement, le recrutement à un moment plus tardif dans les carrières et la multiplication des contrats post-doc a sensiblement augmenté le pourcentage de candidats au concours ayant une expérience de recherche – et un réseau constitué – à l’étranger. En même temps, l’internationalisation croissante des formations a augmenté le nombre de candidats et lauréats du concours ayant réalisé au moins une partie de leur cursus de formation à l’étranger. C’est particulièrement le cas en droit, où d’excellents candidats, en particulier de l’Europe du Sud, ont réussi le concours CR au cours des cinq dernières années. Si l’ouverture internationale, mesurée par le nombre de lauréats d’origine étrangère ou le pourcentage de publications dans les revues « internationales » est quantitativement moins importante que dans des disciplines où une bonne maîtrise de la langue française n’est pas indispensable, l’augmentation est néanmoins une tendance de fond. On en observe une seconde. Bon nombre de chercheurs ayant commencé leur carrière sur des objets de recherche français parviennent à monter progressivement des réseaux de recherche à l’international ou dans des grandes enquêtes internationales. Ayant acquis leur notoriété scientifique sur un objet « français », ils étendent progressivement leurs champs d’investigations vers les projets et objets comparés. Enfin, ces mouvements de fond sont favorisés par le développement des aides à la traduction et à l’édition (encore trop limitées) et par la formation des jeunes chercheurs à l’écriture scientifique à destination des publications internationales. Elle est aussi favorisée par la politique des délégations pour les enseignants-chercheurs, et plus largement par le soutien aux structures à l’étranger comme le Centre Marc Bloch, la Maison Française d’Oxford, les UMIFRE ou réseaux plus souples (GDRI ou LIA) auxquels bon nombre de chercheurs relevant de la section 36 participent.

La section 36 prend ainsi part à ce processus d’internationalisation, mais l’histoire des circulations des sciences a montré que ce n’est pas toujours en appropriant les paradigmes de la « science normale » internationale qui le rayonnement international est le plus fort. Au contraire, c’est souvent la logique spécifique des champs scientifiques nationaux et les dialogues entre les champs dans la durée qui produisent un fort rayonnement des travaux et une capacité à peser sur les agendas de la recherche « internationale ».

V. Interdisciplinarité

L’interdisciplinarité est présente par nature dans une section qui regroupe la sociologie et les sciences juridique, mais elle va bien au delà. Une partie non négligeable des UMR relevant de la section 36 accueille des chercheurs en science politique, anthropologie, économie, philosophie, ou histoire, pour ne citer que les disciplines les plus fortement représentées. Si la cohabitation des disciplines n’est pas nécessairement synonyme de pratiques de recherche interdisciplinaires, elle facilite néanmoins une interconnaissance et une fertilisation croisée. Les GDR rattachés à la section 36 regroupent également, pour certains d’entre eux, des chercheurs de disciplines variées autour d’objets communs, que ce soit dans les SHS (GDR « Normes, sciences et techniques », GDR « Longévité et vieillissement ») et hors des SHS (GDR « Regards croisés interdisciplinaires sur le droit, la régulation et le savoir scientifique autour du changement climatique »).

Au cours des dernières années, la section 36 a accueilli le rattachement de chercheurs recrutés en CID. Sont principalement concernées la CID 52 (« Environnements sociétés : du fondamental à l’opérationnel ») et la CID 53 (« Méthodes, pratiques et communications des sciences et des techniques »). Parmi les chercheurs de la section 36, sept CR et trois DR ont un rattachement secondaire à l’une de ces CID. Cependant, une bonne proportion des recrutements depuis 2016 dans la section concerne des chercheurs travaillant à l’interface entre le droit ou la biologie/médecine, entre la sociologie et l’informatique ou encore interrogent l’usage des outils et algorithmes appliqués à la santé publique pour interroger les nouvelles pratiques médicales. Il est donc légitime de s’interroger, dans un contexte budgétaire difficile, s’il y a lieu à continuer à pérenniser des coopérations interdisciplinaires entre instituts du CNRS à travers les CID dans un contexte où le nombre, la qualité et la réussite des candidatures ayant un tel profile est pris en charge par la section 36.

VI. De l’utilité sociale de la sociologie et du droit

Les multiples évaluations auxquelles les membres du comité national participent montrent à l’évidence l’intense activité de conseils, expertises, et diffusion des savoirs vers le grand public que déploient les chercheurs de la section 36. Quel que soit le domaine de politique publique auquel on pense (politique scolaire, santé, sécurité, environnement, travail, immigration…) et les problématiques afférentes, les sociologues et les juristes de la section 36 sont constamment sollicités par le Parlement, les collectivités territoriales ou les ministères pour apporter leur expertise, alimenter les réflexions collectives, produire des analyses et des synthèses susceptibles d’éclairer les décideurs politiques et administratifs. Que ce soit dans le cadre de sollicitations directes, de recherche-actions, ou encore de la recherche plus ou moins appliquée, par exemple pour la Mission Droit et Justice, les membres des UMR de la section 36 déploient une énergie considérable à diffuser des points de vue informés par la recherche empirique. Cette activité qu’on peut qualifier d’expertise publique (voire de public sociology selon M. Burawoy) se double d’une présence non moins remarquable dans les médias – tous supports confondus, notamment presse écrite, radio et internet. Sans pouvoir être exhaustif, on notera les sollicitations des sociologues sur la loi travail, les phénomènes migratoires, les mouvements sociaux comme les Gilets Jaunes ou ce qu’il est convenu d’appeler les « radicalisations » ; en un mot chaque fois que le monde social cherche à y voir plus clair sur ce qui le travaille en profondeur (grèves ; souffrance au travail et risques psycho-sociaux, sanitaires ou environnementaux ; ségrégations ou discriminations ; violences urbaines ou domestiques…), on se tourne vers des sociologues ou des juristes. Les arènes d’intervention sont donc multiples mais notons que les auditions de sociologues à l’Assemblée nationale ou au Sénat, la participation active de nombre d’entre eux à des groupes d’experts, des observatoires, des commissions, des conseils scientifiques de toute nature font dorénavant partie intégrante du travail des chercheurs de la section 36. Cette capacité d’analyse des institutions, professions et dynamiques sociales peut également servir à renforcer les capacités réflexives du CNRS lui même dans ses pratiques de recrutement, de promotion ou de gestion des ressources humaines. Loin d’être enfermés dans une quelconque tour d’ivoire, les sociologues et les juristes de la section 36 participent donc pleinement à la vie de la cité, contribuant ainsi à la vitalité de la vie démocratique et à la capacité réflexive de nos sociétés prises dans l’incertitude.

VII. Thèmes émergents

Ce rapport de conjoncture se termine par l’identification de thématiques de recherche que la section 36 voit émerger au sein des communautés de recherche. Il ne s’agit aucunement de prétendre en donner une liste exhaustive, mais de souligner quelques thématiques et méthodes de recherche en développement.

1. La “révolution” numérique et les sciences sociales : Des big data aux savoirs

Comme toutes les autres disciplines, celles regroupées dans notre section sont affectées par les transformations dans le domaine du numérique. Sans naïveté face aux discours qui annonçaient soit une révolution scientifique, soit la fin de la science, elles ont saisi les opportunités qui se présentaient pour mieux décrire, expliquer et modéliser le monde social. En même temps, la “révolution numérique” a fortement impacté les relations sociales ; ces évolutions rapides posent à la fois de nouveaux défis de régulation normative (propriété intellectuelle, protection de droits fondamentaux…) et de nouveaux défis d’intelligibilité du monde social auxquels les sciences juridiques et la sociologie se doivent d’apporter des réponses. Forts de leur expérience, les sociologues et les juristes ont commencé à tirer profit de ces nouvelles sources tout en les croisant avec d’autres plus conventionnelles.

Nos disciplines ont aussi commencé à investir le terrain du numérique pour étudier les effets de la digitalisation du monde social sur nos comportements, par l’analyse des discours et des immenses masses de données disponibles. Les questions posées sont multiples : Comment les inégalités sont-elles transformées ou reconduites ? Que fait la dématérialisation des services publics aux usagers, et en particulier aux plus fragiles d’entre eux ? Quel cadre de travail, quelles revendications, quelle prévention sont mis en place quand les travailleurs sont en relation directe avec une application plutôt qu’entre eux ? Comment ce capitalisme de plateforme polarise-t-il la structure du marché du travail ?

2. Justice et algorithmes

Dès le milieu des années 1970, le CNRS a joué un rôle moteur dans le développement du thème du droit et de l’informatique. Deux thématiques principales ont alors fait l’objet d’investigations : d’une part, la possibilité de créer des systèmes simulant la décision de justice et, d’autre part, l’incidence de la dématérialisation sur le fonctionnement de la justice. En parallèle, des travaux plus proches de la sociologie du droit et de la sociologie des techniques ont été consacrés à l’incidence de l’utilisation de techniques numériques sur le déroulement du procès. La thématique des rapports entre justice et numérique connaît aujourd’hui un important renouvellement, sous l’influence du développement de l’open data et de l’intelligence artificielle. La loi de 2016 Pour une République numérique impose la mise à disposition des décisions de justice. La perspective d’un accès à l’ensemble des décisions de justice ouvre la voie à un traitement de ces masses de données : comment construire des algorithmes capables d’extraire et de discerner les informations pertinentes à partir de larges bases de décisions de justice ? Comment concilier l’utilisation d’outils de justice dite prédictive avec les principes de non-discrimination et d’accès à la justice ?

3. L’intelligence artificielle : de la production de données à celle des sociétés

Les mêmes enjeux valent pour le développement de l’intelligence artificielle. Ces techniques intéressent et interrogent les chercheurs de la section à plusieurs titres. Comme dans toutes les autres disciplines, les chercheurs de notre section mènent des travaux qui cherchent à intégrer et à positionner le machine learning par rapport aux savoirs classiques.

Les algorithmes peuvent en effet être mobilisés pour extraire des informations de vastes corpus. Comment mesurer la place respective des hommes et des femmes au cinéma ? Un projet de recherche, qui s’appuie sur des techniques de computer vision (un sous-champ de l’intelligence artificielle) cherche à répondre à cette question en étiquetant des milliers de films depuis les années 1950. Dans quelle mesure le journalisme politique a-t-il adopté la langue des élus qu’il devait décrire ? Un projet en cours déploie des technologies récentes (sequence labeling) pour analyser les évolutions de la langue politique contemporaine. De même, le développement des crypto-monnaies marque un déplacement de la souveraineté étatique vers une décentralisation de l’émission monétaire. La technologie de la chaîne de blocs (blockchain) est également utilisée pour sécuriser des transactions contractuelles (smart contracts).

L’apport des sciences juridiques est ici essentiel en investissant un domaine où la régulation est en train d’être inventée, dans un contexte de concurrence entre pays et d’innovation technologique permanente. En cas de défaillance, comment attribuer la responsabilité d’une voiture sans pilote ? Qui est responsable pour la discrimination réalisée par un algorithme, son concepteur ou les humains qui l’ont entraîné ? Le savoir produit est essentiel pour éclairer le législateur comme les acteurs privés. Des biais des algorithmes aux reconfigurations urbaines et sociales, de l’intime au capitalisme, des mobilisations aux inégalités : les travaux des chercheurs de la section 36 permettent de comprendre comment les méthodes algorithmiques affectent en profondeur nos sociétés et constituent de ce fait un vaste chantier amené à se développer.

4. Radicalisations et violence politique

C’est sans doute l’une des thématiques émergentes les plus évidentes et sur lesquelles, à l’initiative notamment du précédent PDG du CNRS Alain Fuchs, la sociologie a contribué à la réflexion collective. En refusant d’emprunter certaines grandes artères médiatiques et sans céder aux facilités de l’essayisme, certaines recherches sociologiques conduisent à reproblématiser cette question. En travaillant le terme pour mieux le définir, en enquêtant finement sur des trajectoires et des processus, en tentant d’analyser divers types de positionnements politiques sous cet angle, la sociologie permet de dénaturaliser, de contextualiser et in fine de déconstruire une catégorie qui peut conduire à subsumer sous un même terme des pratiques et des processus très différents. Plusieurs chercheurs proposant des enquêtes dans divers contextes nationaux voire transnationaux – enquêtes exigeantes tant du point de vue du temps que du point de vue méthodologique ou éthique. Il y a fort à parier que cette question gagnera encore en intensité dans les années à venir tant les inquiétudes liées au désenchantement démocratique ou aux diverses formes de « populismes » font dorénavant partie du paysage intellectuel. Sur tous ces sujets, la sociologie apporte un éclairage scientifique fait de données étayées et d’outils théoriques éprouvés qui rompent avec les prénotions qui ont aisément cours et obscurcissent voire hystérisent les débats.

5. Le travail et l’économie en mutation

Les transformations récentes de l’économie et du monde du travail suscitent de nouveaux travaux qui devraient encore se développer. Premièrement, beaucoup reste à faire pour comprendre les effets du développement du numérique, de l’économie dite de plateforme ou de tous les métiers accompagnant la digitalisation de l’économie. Il s’agit d’analyser le travail de conception des outils de l’IA comme les effets de l’IA sur les métiers et organisations de travail. Deuxièmement, les analyses de la financiarisation contemporaine doivent être davantage étudiés, y compris dans la compréhension des résistances et alternatives à cette rationalisation du monde vécu. Troisièmement, les transformations juridiques du travail et des marchés sont de plus en plus marquées par une hybridation du droit du travail, de la concurrence, droit fiscal, directives européennes sur le marché du travail, responsabilité sociale et environnementale des entreprises dont les effets sur la hiérarchie des normes et les usages et les appropriations devraient être mieux pris en compte. Enfin, l’analyse des transformations démographiques des travailleurs et de la population produit des effets qui sont déjà d’une actualité sociétale et politique importante où les juristes et sociologues de la section auront un rôle important d’expertise et d’alimentation du débat public à jouer à partir de travaux empiriques solides : migrations, vieillissement, féminisation, croissance de la dépendance et du travail de « care ».

6. Conservation de la diversité biologique et développement durable

Dans le contexte de la protection de l’environnement, deux volets font l’objet d’une intervention juridique particulière : le changement climatique et la biodiversité. La diversité biologique est souvent reléguée au second rang des préoccupations environnementales, derrière la question du changement climatique. Pourtant l’urgence du premier sujet n’est pas moindre. La prise en compte de la dégradation de la biodiversité engage à envisager plusieurs questionnements. Du point de vue de la philosophie du droit : quelle est la valeur juridique reconnue à la biodiversité et sur quelles considérations éthiques reposent-elles dans un contexte où le droit se fonde largement sur des instruments économiques ? D’un point de vue plus pratique : quels sont les instruments juridiques de l’action publique disponibles (instruments basés sur des marches, protection de la propriété intellectuelle, mode d’action privés) ? Du point de vue de l’histoire du droit : comment est-on passé d’une protection par liste de la biodiversité remarquable par espèces, puis par habitats, à la prise en compte des continuités et fonctionnalités écologiques ? Quelles controverses, contradictions et conflits d’usage émergent entre les différents enjeux environnementaux et instruments mis en œuvre ? Ces différents instruments, mais aussi ceux qui émanent d’acteurs associatifs ou marchands, ont-ils une influence sur les représentations, les pratiques quotidiennes et les modes de vie ?

Conclusion

Ce rapport de conjoncture montre de façon claire la dynamique des unités de recherché rattachées à la section et leur capacité à la fois à se saisir de nouveaux outils méthodologiques, à investir des sujets émergents et à revisiter des objets classiques du droit et de la sociologie avec une palette élargie d’approches et de méthodes. Si la contraction des postes statutaires ouverts au concours CNRS et dans les universités renforce le risque d’un repli disciplinaire dans les logiques de recrutement, force est de constater que les environnements intellectuels pluridisciplinaires des UMR et les thématiques de recherche en effervescence comme le numérique, l’environnement, la santé, les transformations du monde du travail ou les migrations ont contribué à renforcer les approches interdisciplinaires nécessaires pour relever les défis scientifiques qui se posent. Ce rapport met également en lumière la participation très active des membres des UMR de la section dans la diffusion des connaissances vers l’espace public et les milieux décisionnels. Dans un contexte marqué par une accélération des cycles d’information, la multiplication des canaux de diffusion d’informations (et de désinformations) et une certaine illisibilité des grands mouvements qui affectent nos sociétés, les contributions des sociologues et juristes, s’appuyant sur des enquêtes méthodologiquement robustes, est plus nécessaire que jamais. Or, le maintien de la capacité des UMR à apporter des réponses pertinentes, robustes et réflexives à ce qu’on appelle par convention « la demande sociale » dépend de plusieurs facteurs que le présent rapport a cherché à mettre en exergue.

Tout d’abord, si les appels à projets et « coloriages de postes » sur des sujets appliqués, pointus ou orientés vers les « grands défis sociétaux » ont leur utilité, les grandes innovations théoriques ou conceptuelles ne se laissent pas planifier. C’est précisément la diversité des talents, approches et savoir-faire méthodologiques présents dans les UMR qui permet aux sociologues et juristes de s’emparer de sujets émergents non encore identifiés ou de forger des collaborations interdisciplinaires nouvelles pour relever les défis de la complexité.

Deuxièmement, la production de connaissances robustes, tout comme le développement de collaborations interdisciplinaires et l’innovation nécessite du temps et de la stabilité. A contrario, la multiplication des contrats précaires et la réduction du nombre de postes statutaires conduit non seulement au sous-emploi et au chômage d’une génération de jeunes chercheurs extrêmement créatifs et talentueux, mais aussi à une instabilité peu propice à l’émergence de nouvelles approches et collaborations.

Troisièmement, la recherche contractuelle thématisée et généralisée et la baisse relative des dotations constitue non seulement un gâchis de temps (il faudrait un jour chiffrer le temps de recherche perdu dans le montage et l’évaluation des projets avec un taux de succès parfois inférieur à 10 %), mais rend plus difficile l’expérimentation et l’exploration de nouvelles pistes. Réduire la dépendance vis-à-vis de la recherche contractuelle en augmentant les dotations permettrait de dégager un temps de recherche conséquent, mais aussi d’accroitre les capacités d’innovation et la cohérence des recherches menées au sein des UMR.

Enfin et pour conclure, malgré leur grand dynamisme, leur internationalisation et leurs avancées interdisciplinaires, les UMR de la section 36 sont confrontés à un inquiétante dévitalisation des moyens humains. En effet, la perte de presque 30 % des chercheurs depuis le début des années 2000, le faible nombre d’ITA, particulièrement dans les BAP D et F et la structure démographique vieillissante, représentent une fragilisation pour les deux disciplines de la section 36 dans leur ensemble et menace le maintien des UMR de sociologie en province tout comme celui des UMR à dominante juridique, UMR qui jouent un rôle primordial dans le développement de nombreux domaines peu pris en charge par les facultés de droit et les EA en droit. Un minimum de 6 postes ouverts au concours CNRS par an, une politique d’affectation des lauréats volontariste et un effort considérable pour le recrutement de personnels de soutien à la recherche paraît indispensable pour permettre aux UMR sur l’ensemble du territoire, de relever les défis de la production robuste de connaissances dans une société de plus en plus complexe et éviter un décrochage international sur les thématiques et méthodologies innovantes.