Rapport de conjoncture 2019

Section 38 Anthropologie et Étude comparative des sociétés contemporaines

Composition de la Section

Nathalie Luca (présidente de Section), Katia Boissevain (secrétaire scientifique), Nicolas Adell, Anath Arielde Vidas, Irène Bellier, Philippe Blanc, Michel Boivin, Isabelle Charleux, Chantal Crenn, Élise Demeulenaere, Bernard Formoso, Susanne Furniss-Yacoubi, Laurence Herault, Charles Illouz, Marie Lerat, Céline Lesourd, Sabrina Pastorelli, Boris Petric, Nicolas Puig, Philippe Ramirez, Sébastien Tank-Storper.

Introduction

Prenant appui sur l’analyse de l’ensemble des dossiers qu’elle a eu à évaluer depuis 2016, la section 38 a souhaité, dans un premier temps, faire le point sur l’évolution des objets et des terrains dont s’emparent aujourd’hui l’anthropologie et la sociologie des religions.

Elle a par ailleurs choisi de mettre l’accent sur la façon dont l’anthropologie collabore avec les autres disciplines de l’InSHS d’abord, et des autres instituts ensuite, pointant à la fois les sujets qui se prêtent à cette collaboration, et le danger que représenterait un trop grand brouillage des frontières.

Constatant que malgré la très grande actualité des sujets dont elle traite, l’anthropologie demeure insuffisamment (re)connue, il apparaît utile de souligner tout ce qu’elle met en œuvre pour renforcer sa visibilité et d’interroger sa place dans les réseaux internationaux.

Finalement, il n’était pas possible de clore cet état des lieux sans revenir, à la suite de nos prédécesseurs, sur les conditions de plus en plus difficiles dans lesquelles se fait la recherche, des conditions unanimement déplorées par les directrices et les directeurs d’unité où sont affecté.es les anthropologues et les sociologues des religions, qui dépendent également de la section 38 du CoNRS.

I. Évolutions de la construction de l’objet anthropologique

Historiquement, la discipline anthropologique s’est construite du point de vue épistémologique sur l’étude des formes d’altérité sociale et culturelle et, sur le plan méthodologique, par l’immersion prolongée et répétée dans un terrain défini par son unité de temps, de lieu et de groupe de personnes.

Cette démarche privilégiait le recueil de données qualitatives par recours à l’observation participante afin de produire, sur une base monographique, des connaissances relatives à des sociétés de l’ailleurs, qu’elles soient du proche ou du lointain. Si la compréhension de l’altérité s’est construite dans un premier temps par éloignement géographique et ethnoculturel, sur des groupes de taille réduite, elle porte désormais de manière croissante sur des terrains intégrés dans des réseaux et des contextes sociaux de plus en plus larges (régionaux, nationaux, internationaux) et auxquels appartiennent souvent les chercheur.e.s. Très significativement, 47,5 % des programmes de recherche présentés par les candidats auditionnés lors du concours CRCN 38 en 2018 prenaient pour échelle de résolution non pas l’« ethnie », mais « la nation » ou plusieurs contextes nationaux mis en perspective (tableau 1). Ces évolutions impliquent fréquemment pour les anthropologues de travailler de manière multi-située. L’approche initialement holiste évolue progressivement pour privilégier l’étude de processus ou de phénomènes contextualisés, engageant des individus et/ou collectifs en composition et recomposition permanente. Le « terrain » n’est plus considéré comme un donné déjà en place mais comme un objet construit, tandis que la réflexivité du chercheur est intégrée à l’écriture.

Tout en restant ancrés dans des recherches localisées qui questionnent la pratique, les logiques d’organisation et l’activité symbolique, de nombreux anthropologues redéployent leurs méthodes et leurs épistémologies en faisant varier les jeux d’échelles (régionales, transrégionales, nationales, transnationales) sur des questions longtemps réservées à d’autres disciplines. Les migrations et les circulations transnationales d’objets, de techniques, de styles et de formes de croyance comptaient ainsi pour 35 % des objets de recherche proposés par les candidats auditionnés lors du concours CRCN 38 en 2018 (tableau 1).

De même, les anthropologues s’emparent des grands enjeux du contemporain : les risques environnementaux, le génie génétique, le vieillissement, l’intelligence artificielle, la robotique, les relations homme-animal ; autant de thématiques qui amènent certains d’entre eux à s’interroger sur les frontières de l’humain. Parmi les chercheurs CRCN recrutés ces dernières années, certains travaillent sur la fabrique de la personne dans un contexte de recours à la fécondation in vitro, d’autres traitent de l’appropriation récente des connaissances et technologies de la génétique médicale dans la Péninsule arabique, d’autres encore explorent les ethnothéories du vivant ayant cours en Méso-Amérique dans une perspective élargie aux animaux et végétaux.

Les anthropologues s’intéressent désormais aux sonorités du monde et à leur portée et significations sociales. En France, une partie d’entre eux, regroupée dans le collectif MILSON, se livre à l’exploration des milieux sonores dans le monde contemporain, à l’époque actuelle comme dans le passé.

À travers ces nouveaux objets et d’autres plus classiques, les anthropologues revisitent des thèmes fondamentaux de la discipline avec toujours plus d’acuité, qu’il s’agisse du genre, de l’identité, du politique, des croyances, du rituel, de la parenté, de l’opposition tradition/modernité, des rapports à l’environnement ou encore des modalités du vivre ensemble. De quelles manières les familles recomposées, homoparentales ou transparentales transforment-elles la filiation et la parenté ? Pourquoi et sous quelles formes certaines élaborations religieuses se prêtent-elles à une marchandisation globalisée ? Quelles recompositions identitaires entraînent l’inscription d’un site ou d’une pratique sur la liste du patrimoine de l’UNESCO ? Comment émergent de nouveaux acteurs politiques et culturels dans un monde globalisé ? Tels sont quelques-uns des nouveaux objets que construisent aujourd’hui les anthropologues pour traiter de ces thèmes. In fine il s’agit de relativiser par décentrements successifs les catégories à partir desquelles les chercheur.es ont l’habitude de penser le(s) monde(s).

Tableau 1 : Répartition des candidats sélectionnés pour les auditions du concours CRCN 2018 par type d’objet d’étude.

Type d’objet d’étude Nombre Pourcentage
Ethnologie comparée de plusieurs groupes d’une même aire culturelle et/ou partageant un même système d’activités 5 8 %
Migrations internationales et traitement des migrants par les pays d’accueil 10 16 %
Circulations transnationales (des techniques, savoirs, artefacts culturels) et impact sur les sociétés émettrices et réceptrices 12 19 %
Recherches prenant l’État-nation comme cadre de référence 18 28,5 %
Recherches comparant plusieurs contextes nationaux d’une même région ou zone linguistique 12 19 %
Recherches sur l’encodage culturel des processus de production scientifique, technologique, ou sur les perceptions sensorielles appréhendées à partir de plusieurs contextes sociétaux. 6 9,5 %
TOTAL 63 100,0 %

La discipline anthropologique continue à élaborer en ce début de xxie siècle une bonne part de ses objets à partir de situations extra-européennes et de ce fait apporte toujours une contribution irremplaçable à la connaissance des cultures humaines, saisies dans leur extraordinaire variété et leur grande plasticité. Ainsi, 87 % des chercheur.es relevant de la section 38 du Comité national du CNRS étudient des sociétés situées hors de France (DOM-TOM inclus) et 79 % hors d’Europe (tableau 2). Il en résulte un fort investissement dans l’étude des langues locales, des temps plus longs d’élaboration des projets que dans d’autres disciplines et, par voie de conséquence, des évolutions de carrière plus lentes. En termes de couverture des différentes aires culturelles, la politique de recrutement du CNRS a démontré sa pertinence ces dernières années. Elle a permis de combler certains manques constatés dans les établissements de l’enseignement supérieur ou dans d’autres organismes de recherche, même si certaines régions restent sous-étudiées (l’Amérique du Nord, l’Océan indien, ou l’Europe centre-orientale et du nord). Dans le cas du Proche et du Moyen-Orient, 77 % des anthropologues travaillant en France sur ces pôles civilisationnels et zones géopolitiques de tout premier plan sont employés par le CNRS et ont été recrutés pour la plupart au cours des quinze dernières années.

Tableau 2 : Répartition des compétences aréales des anthropologues CNRS (% par rapport à l’ensemble des chercheurs et enseignants-chercheurs travaillant en France sur ces régions).

Europe : 41
(47,6 %)
orientale : 2
France : 25
méridionale : 9
septentrionale : 5
Proche & Moyen-Orient
(77 %)
17
Afrique : 41
(36,3 %)
saharienne : 14
sub-saharienne : 27
Asie : 43
(55 %)
du Sud & Himalaya : 19
centrale : 3
Chine-Japon-Corée : 9
du Sud-Est : 12
Océan indien
(16,6 %)
2
Océanie
(53,3 %)
16
Amérique : 28
(36,4 %)
du Nord : 4
Centrale & caraïbéenne :13
du Sud : 11
Sans spécialité régionale 5

II. La sociologie des religions : horizons théoriques et institutionnels

À l’instar de leurs collègues anthropologues, les sociologues des religions ont également opéré un important mouvement de décentrement des approches et des catégories à partir desquelles leur discipline abordait classiquement son objet.

Si la sociologie des religions s’est construite autour du paradigme de la sécularisation (interrogeant plus largement le devenir des religions ou du religieux dans un monde moderne pensé comme étant sorti de la religion), l’attention des sociologues des religions se porte désormais davantage sur les logiques de recomposition religieuse en fonction des différents contextes politiques et sociaux, souvent hors d’Europe (Pakistan, Indonésie, États-Unis, Amérique du Sud, Maghreb et Proche-Orient). L’opposition entre religion et modernité est désormais fortement questionnée, notamment sous l’impulsion des théories postcoloniales qui interrogent la distinction classiquement posée entre le religieux et le séculier.

Ces évolutions théoriques ont conduit à revisiter les objets classiques de la sociologie des religions (laïcité, école, bioéthique, etc.). Dans le même temps, les objets que constituaient les religions ou les institutions religieuses ont progressivement laissé place aux manifestations individuelles du croire (terme qui se substitue parfois au terme de religieux). Le fait religieux – ou le croire – est désormais appréhendé comme un phénomène essentiellement dynamique. Il est désormais prioritairement abordé sous l’angle des trajectoires croyantes individuelles, ce dont témoigne notamment le nombre important de recherches consacrées aux parcours de conversion ou, plus récemment, aux parcours dits de « radicalisation » – en proposant d’ailleurs le plus souvent une approche critique de cette notion et de ses usages politiques.

La place de l’objet religion au sein de la sociologie française demeure cependant paradoxale. Alors que la question du devenir des religions dans le monde moderne était au cœur du questionnement des fondateurs de la sociologie, et alors que, depuis quelques années (notamment depuis 2001), la demande sociale de compréhension des manifestations politiques du religieux ne cesse de s’affirmer, les sociologues semblent aujourd’hui toujours aussi réticents à se saisir de l’objet – même si la prolifération du religieux hors religion a conduit certains non spécialistes à aborder la question religieuse, renouvelant parfois les problématiques et les approches et contribuant à un « retour du social » en sociologie des religions.

Malgré ces recherches prometteuses, la place institutionnelle réservée à l’objet religion et aux sociologues qui s’y consacrent reste précaire. Sur les 392 882 thèses consignées sur le site thèses.fr depuis 1985, environ un millier mentionnent dans le titre « religion », « religieux » ou « religieuse ». Parmi elles, seules 8 à 10 % sont des thèses de sociologie. Peu de sociologues des religions ont été recrutés au CNRS par la section 38 ces quinze ou vingt dernières années (5 recrutements en vingt ans). Cela est d’autant plus regrettable que la sociologie des religions reste peu représentée à l’université (à l’exception des bastions historiques de la discipline que sont l’EHESS, l’EPHE et l’Université de Strasbourg, et à l’exception récente de la création de postes de politistes exclusivement consacrés à la question de la radicalisation), de nombreuses formations en sociologie ne proposant tout simplement pas d’enseignement de sociologie des religions.

III. La présence de l’anthropologie dans les projets interdisciplinaires

La force de l’anthropologie provient des enquêtes qualitatives de terrain, réalisées selon une approche compréhensive, sur de grands enjeux contemporains qui mobilisent également d’autres disciplines davantage rompues à des méthodes statistiques et quantitatives. La collaboration avec ces disciplines apporte des données et interprétations complémentaires qui enrichissent les études ainsi réalisées.

On distingue classiquement la pluridisciplinarité, considérée comme la juxtaposition de plusieurs disciplines au sein d’un même projet de recherche, et l’interdisciplinarité qui implique que l’objet soit co-construit en tenant compte des regards des autres disciplines, ce qui peut nécessiter que le/la chercheur.e impliqué.e développe plusieurs compétences, voire une double formation. La transdisciplinarité est censée marquer un degré d’intégration encore plus fort entre disciplines. Lorsque plusieurs disciplines convergent vers le même objet, on pourra parler d’interdisciplinarité « orientée objet ». La structuration de champs de recherche interdisciplinaires au sein des sciences humaines et sociales a donné lieu à l’émergence de « domaines d’étude », ou studies. Les institutions de recherche tendent à valoriser une interdisciplinarité dite « forte », c’est-à-dire entre disciplines comportant un fort écart de cultures épistémiques au CNRS. Cela se traduit par une invitation à articuler des disciplines relevant d’instituts différents. L’interdisciplinarité a été analysée comme un mot d’ordre autant institutionnel qu’épistémologique, associé depuis les années 1950 à une promesse de disruption, le rapprochement inédit de plusieurs disciplines étant supposé faire émerger des façons novatrices d’aborder des problèmes ou phénomènes complexes. Il s’agit alors de dépasser les frontières disciplinaires pour mieux comprendre les phénomènes et objets étudiés, ce qui nécessite néanmoins une assise disciplinaire solide : chacun.e des chercheur.es impliqué.es doit savoir d’où il/elle parle pour que la complémentarité interdisciplinaire porte réellement ses fruits.

A. Liens avec les disciplines de sciences humaines et sociales

L’anthropologie entretient de longue date des liens organiques avec les autres disciplines de sciences humaines et sociales. Des cadres théoriques forts – comme le structuralisme ou le marxisme – ont permis de réunir linguistique, sémiologie, anthropologie, sociologie, philosophie, psychanalyse, histoire, ou muséologie. Si l’inventaire et la conservation de connaissances approfondies de groupes peu ou mal connus n’est plus une perspective courante aujourd’hui, ils ont donné lieu à des collaborations étroites avec la linguistique, notamment, pour le travail de traduction et de faits de langue par lesquels les personnes expriment leurs savoirs et leur être-au-monde. Parmi les nombreux exemples de collaboration fructueuse avec la linguistique, citons l’Encyclopédie des Pygmées Aka dont le dernier et 16e volume vient de paraître après 37 années de recherche collective. On constate des collaborations sans équivalent avec d’autres disciplines, comme la géographie pour les travaux liés à l’espace, ou l’histoire pour les objets installés dans une séquence chronologique. Si, depuis la fin du xxe siècle, se multiplient les recherches au croisement de l’ethnologie et de l’histoire, elles prennent deux directions différentes : d’une part, un regard ethnologique posé sur les sources des historiens – notamment les archives écrites, sonores et audiovisuelles – et, de l’autre, une attention accrue aux représentations locales – et bien souvent orales – des faits de l’histoire des sociétés, souvent désignées par le terme « ethnohistoire ». Par ailleurs, de nombreux rapprochements s’opèrent à l’heure actuelle dans le monde académique anglophone entre recherches archéologiques et ethnologiques, notamment sur les sociétés de chasseurs-collecteurs. En France ce mouvement reste timide. Cependant, les programmes sur les histoires de peuplement et des migrations – en Insulinde, en Afrique centrale ou en Océanie par exemple – croisent des données archéologiques avec des données ethnologiques, ethnomusicologiques et linguistiques actuelles. En effet, l’archéologie permet de disposer d’une profondeur historique sur les populations étudiées, quand il n’y a aucune autre possibilité d’accéder au passé.

Les emprunts faits au protocole d’investigation empirique, spécifique de l’anthropologie, ont créé des passerelles voire, parfois, un brouillage des frontières avec d’autres disciplines telles que la sociologie, la géographie culturelle, la philosophie pragmatique ou encore la science politique… Ce brouillage est d’autant plus grand que l’anthropologie a pour sa part critiqué l’objet « tradition » (pourtant historiquement au fondement de la réflexion anthropologique) pour le risque qu’il contient d’une réification des groupes étudiés, s’emparant au contraire des mutations les traversant. On notera ici qu’un élargissement des domaines de recherche suscite d’intéressantes collaborations avec des juristes. Travaillant sur des sociétés industrialisées, y compris la leur, les anthropologues abordent désormais également des thématiques de recherche qui nécessitent le dialogue ou la collaboration avec les autres disciplines : genre et nouvelles formes de parentalité, migration, violence, santé, développement des humanités numériques, conséquences du développement des nouvelles technologies reproductives ou des robots humanoïdes sur l’humain et la vie en société, pour ne prendre que quelques-uns des thèmes qui reviennent régulièrement dans les projets des candidat.es. Ces changements thématiques participent de l’intégration progressive de l’anthropologie dans des recherches pluri- ou interdisciplinaires menées avec d’autres instituts du CNRS.

B. Liens hors INSHS

Dans ce cadre, différentes configurations de collaborations entre disciplines se développent.

1. Un terrain, plusieurs disciplines

Un terrain peut être partagé par des disciplines différentes, pour documenter plusieurs dimensions de la vie de telle ou telle société : on peut retenir comme exemples les recherches menées sur l’archipel Kangean, en Indonésie de l’est, qui ont articulé notamment linguistique, géophysique, ethnologie, écologie, les recherches au long cours menées dans le programme « Avenir des Populations des Forêts Tropicales » ou encore les recherches menées au sein du projet SOGIP financé par le Conseil européen de la recherche sur « les échelles de gouvernance et les peuples autochtones ». Dans cette configuration pluridisciplinaire, l’exigence d’articulation des disciplines n’est pas poussée, mais le dialogue, autour d’un terrain partagé, de chercheurs de disciplines différentes peut conduire à l’élaboration de questions interdisciplinaires.

2. Collaboration avec la génétique

Les programmes déjà mentionnés sur l’histoire du peuplement en Asie, en Afrique et en Océanie, reposent sur une collaboration forte avec la génétique et sont pour certains menés dans des équipes de chercheur.es de plusieurs disciplines. La fécondation ethnologie-génétique influe sur certains objets de recherche comme par exemple les conséquences génétiques des choix de conjoints déterminés par des contraintes culturelles, ou la modélisation des liens entre les multiples groupes formant diaspora dans de vastes espaces insulaires. Dans la tradition de l’ethnoscience, largement ancrée dans le domaine des rapports entre homme et environnement, il existe une longue expérience de collaboration entre anthropologie, linguistique, botanique, zoologie ou d’autres disciplines des sciences naturelles, autour de l’étude des classifications vernaculaires du monde vivant. Cette tradition est réactualisée aujourd’hui dans les études environnementales dans un contexte où les savoirs et savoir-faire écologiques locaux mis au jour par l’anthropologie regagnent en intérêt en général, et dans les grandes institutions internationales traitant du changement global en particulier (climat, biodiversité).

3. Recherches interdisciplinaires émergentes

Dans cette dynamique interdisciplinaire, des recherches émergent, dans lesquelles l’apport de l’anthropologie est loin d’être périphérique :

Le tout récent recrutement d’une CR travaillant sur les marées vertes, et d’une autre (en CID52) sur les pesticides, démontrent la pertinence de la démarche anthropologique pour l’étude des populations affectées par le changement écologique (pollutions industrielles, eutrophisation…) et leurs dynamiques d’adaptation à des environnements changeants. Dans cette même perspective, on constate un enrôlement croissant d’anthropologues dans des études sur les dynamiques des « systèmes socio-écologiques » – dont les travaux trouveront un écho particulier en CID52.

En anthropologie culturelle, des méthodes phylogénétiques sont utilisées en ethnomusicologie pour étudier la diversification des harpes africaines en combinant critères relevant de la parenté, de la culture matérielle, du contexte social et religieux et de l’acoustique des matières.

Dans le contexte contemporain où les savoirs et innovations scientifiques et techniques affectent de plus en plus les sociétés, les anthropologues rappellent l’importance de symétriser le regard et d’inclure dans leur objet d’analyse des pratiques et représentations de la nature des diverses communautés épistémiques qui composent le monde scientifique. Ces courants de l’anthropologie qui empruntent aux études sociales des sciences revendiquent une anthropologie avec et sur les scientifiques. Les collaborations interdisciplinaires entre anthropologues et chercheurs en sciences de la vie s’inscrivent de plus en plus souvent dans des projets dits participatifs (reposant sur la coproduction de données voire de questionnements de recherche avec les populations impliquées). L’anthropologue s’y révèle alors à la fois un facilitateur et un analyste de la relation entre scientifiques et populations impliquées, une double posture qui n’est pas sans poser de difficultés.

Le succès actuel des propositions visant à élargir l’anthropologie au-delà de l’anthropos se traduit par un engouement pour les « études multi-espèces », approchant la vie des sociétés humaines dans leurs interactions avec des êtres non-humains. Le champ déjà bien établi des études animales (animal studies) s’est en partie construit sur des collaborations avec des philosophes (philosophes de la biologie, éthiciens de l’environnement), mais également sur des collaborations avec des éthologues ou des spécialistes en biologie animale. Dans ce mouvement d’élargissement de l’anthropologie à d’autres espèces, on peut d’ores et déjà anticiper la structuration de travaux anthropologiques s’intéressant à l’entrelacement entre sociétés humaines et vie végétale, microbienne ou fongique, qui mobiliseront les spécialistes de ces taxons. Si certaines de ces études multi-espèces se confrontent à quelques écueils (la spéculation intellectuelle, la paraphrase de savoirs scientifiques, le retour à un réalisme naïf…), d’autres permettent de revisiter de façon stimulante des thématiques classiques de l’anthropologie des techniques telles que la domestication, la sélection, la fermentation.

Le regain d’intérêt (comme un retour de balancier après l’âge d’or du constructivisme) pour la matérialité du monde et sa place dans la vie des sociétés, se traduit par l’essor d’une anthropologie matérielle pleinement intégrée dans le questionnement des disciplines de sciences « dures » ayant la matérialité pour objet.

Non sans lien, il se développe aujourd’hui une anthropologie cognitive dont la spécificité est de s’intéresser aux interactions réciproques entre les contraintes de l’esprit et les contraintes sociales et culturelles. Si l’anthropologie cognitive continue à être controversée sur certains sujets très sensibles – tels que les processus de radicalisation par exemple –, pour la tendance à l’essentialisation et au réductionnisme que ses théories comportent, il n’en demeure pas moins qu’elle a participé au développement de domaines de recherche dont certains se sont profondément réorientés : anthropologie de l’enfance, du sensible (passant par l’émotion, la passion, le goût), du corps (questionnant la relation de l’homme aux robots, les conséquences des appareillages multiples, la mise en place de nouvelles structures pour gérer les maladies neurologiques telle que la maladie d’Alzheimer) ou de la mémoire. L’ensemble de ces sujets en plein développement se construit très majoritairement dans des projets interdisciplinaires.

On notera pour dernier exemple, la volonté récente de travailler avec des disciplines artistiques, et ce faisant, le développement des collaborations d’anthropologues avec des musiciens et des artistes, qui, même si les résultats sont encore hésitants, pourrait être porteur d’un renouvellement considérable des dispositifs de la recherche. Les étudiant.es actuel.les en anthropologie s’interrogent également sur ces nouveaux dispositifs en organisant des colloques ayant pour thème ces collaborations et leurs impacts sur les données recueillies et/ou restituées ainsi que sur les identités professionnelles de chacun.

4. Défis et difficultés

Cette stimulante dynamique interdisciplinaire ne doit cependant pas faire oublier les difficultés qu’elle contient. Il s’avère déjà extrêmement important que les disciplines auxquelles appartiennent le/la chercheur.e soient bien identifiées et ne disparaissent pas dans une totale confusion des frontières qui serait contre-productive. Chaque discipline peut avoir besoin de travailler selon des espaces et des temporalités différentes et l’évaluation de sa participation doit être faite selon des critères qui lui restent spécifiques. Bien qu’il ne fasse aucun doute que dans de telles constellations interdisciplinaires, l’anthropologie doit montrer une certaine souplesse quant à la communication de ses concepts et méthodes, l’autonomie des questionnements de chaque discipline doit être respectée ; or dans les collaborations avec les sciences dites dures, le risque est grand que les anthropologues ne soient mobilisés que comme des facilitateurs d’entrée sur des terrains difficiles, comme des traducteurs culturels, ou qu’ils soient assignés à l’étude des représentations culturelles d’un monde sur lequel in fine les sciences dures offriraient les résultats les plus importants.

La restitution à travers des écrits à plusieurs voix de chercheur.es issu.es de différentes disciplines présente des difficultés qu’il ne faut pas sous-estimer. Le formatage des publications dans chaque domaine étant radicalement différent, il serait regrettable que la publication dans des revues hors discipline ou, à l’inverse, dans des monographies, soit préjudiciable aux chercheur.es dans l’évaluation de leur recherche. L’interdisciplinarité fonctionne essentiellement sur projet et a besoin d’un ancrage dans une discipline de référence. Le risque est un isolement excessif des chercheur.es au sein de laboratoires où leur spécialité n’est pas représentée, entrainant une perte de compétence disciplinaire.

III. Visibilité de la discipline

Cette mise en garde est d’autant plus opportune qu’il faut constater paradoxalement que l’anthropologie rencontre toujours des difficultés à être comprise, à occuper une place forte et reconnue au sein de la société. Un problème de visibilité demeure, qui la fragilise. Que sait le grand public sur l’anthropologie ? Qu’en fait-il ? Que comprend-il de ce que font les anthropologues ? Une difficulté tient probablement à l’histoire même de la discipline, et à ses contours mouvants : « science de l’humain », elle couvrait à son origine à la fois les aspects biologiques et socio-culturels de l’étude des sociétés humaines. Au fil du temps, les approches anthropo-biologiques et ethnologiques ont divergé, ce qui s’est traduit par exemple en 1992 par la division de la section 33 du CoNRS, intitulée « anthropologie, préhistoire, ethnologie » en deux sections distinctes (31 et 38). Parallèlement, l’usage a progressivement changé dans la dénomination des chercheur.es en ethnologie : l’ethnie apparaissant une catégorie de moins en moins pertinente, leurs objets d’étude se déplaçant vers des thématiques transversales à plusieurs sociétés, ils ont massivement adopté le label d’anthropologues, peut-être également influencés par l’usage anglophone. Ces glissements sémantiques nourrissent l’incompréhension dans le grand public et les médias sur ce qu’est et ce que fait l’anthropologie. Il nous est parfois nécessaire, pour nous démarquer des chercheurs qui étudient, notamment, les crânes humains, de préciser que nous faisons de l’anthropologie « sociale et culturelle », une précision difficile à intégrer de façon synthétique dans le nom de notre métier.

Les acteurs sociaux, l’école, les médias, donnent une certaine visibilité aux thématiques que nous traitons mais rarement à la discipline elle-même. Nous devons toujours expliciter ce qu’est l’anthropologie et sommes bien moins connus que les spécialistes dont les disciplines sont enseignées au collège et au lycée, alors même que nos apports sont recherchés. Au lycée, les savoirs des anthropologues sont étudiés en philosophie, si bien que nos objets se confondent avec ceux de cette discipline alors même que nos méthodes et voies analytiques diffèrent profondément. Les initiatives pour introduire l’anthropologie à l’école se limitent aux accords que des anthropologues (généralement hors statut) passent avec certains établissements, souvent pour faire face aux enjeux de la diversité culturelle. S’ajoute à cela que le cursus universitaire complet d’anthropologie est très récent, même si cette discipline est enseignée depuis de longues années dans de nombreuses université françaises, au moins sous forme optionnelle. De fait, il demeure cette impression d’un concours de facteurs qui tend à rendre l’anthropologie invisible. Cette situation est d’autant plus préoccupante que l’anthropologie – il faudrait préciser ici « sociale et culturelle » –, qui travaille sur les rapports de pouvoir, les relations sociales, les constructions culturelles, dans une perspective empirique qui est aussi porteuse de critiques, fait partie de ces sciences sociales dont les analyses sont parfois mal reçues des politiques et du grand public (c’est particulièrement vrai pour les questions qui suscitent débat et inquiétude comme le religieux, le genre, les migrations ou les déchets). Au point que certains pays comme la Pologne ou le Brésil cherchent tout simplement à la faire disparaître des enseignements universitaires. On peut toutefois noter la place importante qu’occupe l’anthropologie en France dans les formations professionnalisantes comme les IUT, les formations en travail social, en animation socio-culturelle professionnelle, dans les écoles d’architecture et dans les facultés de médecine et les IFSI. Elle est devenue ces dernières années une discipline centrale pour des professionnels qui ont besoin de mieux comprendre les inégalités sociales, les mécanismes de discriminations comme les agentivités des acteurs défavorisés. L’anthropologie dans ces contextes favorise la réflexivité professionnelle.

A. Activités de visibilité scientifique

1. Les revues

En France néanmoins notre discipline est particulièrement active. Ainsi, à l’automne 2017, 29 revues scientifiques estimaient relever des compétences de la section 38 et avaient pour cela choisi d’être évaluées par elle. Pour 26 d’entre elles, la section a reconnu d’une part qu’elles relevaient en effet du champ de l’anthropologie sociale et culturelle ou de la sociologie des religions, et d’autre part qu’elles remplissaient les critères des « bonnes pratiques » de l’édition scientifique tels que l’InSHS les a définis(1). Ces revues offrent un paysage d’une très grande diversité, tant au plan de leurs domaines affichés de compétences – des plus généralistes jusqu’à celles qui affichent une spécialisation régionale ou thématique –, qu’au niveau des rythmes et des supports de publication. Cette diversité est l’une des richesses du paysage scientifique français qui doit, par ailleurs, relever trois principaux défis :

Le premier concerne le renforcement de la pratique de recherche sur projets, dans le cadre de programme collectifs en particulier. Cette systématisation a eu pour effet une augmentation significative des propositions de dossiers thématiques et une baisse corrélative des soumissions d’articles spontanés qui, jusque-là, restaient l’un des moyens d’évaluer l’impact d’une revue dans un champ disciplinaire et son niveau d’exigence (par son taux de refus des varia). La transformation des pratiques de recherche et des modes de financement de la recherche nécessite une réévaluation de ces critères.

Un second défi a été lancé par la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 qui a affecté non seulement le modèle économique de certaines revues – celles qui étaient publiées par des éditeurs privés notamment – mais également les modes de publication. La loi a suscité chez certains – Terrain,Techniques & culture entre autres – une réflexion sur les places respectives du numérique et du papier dans la diffusion de la revue conduisant à l’idée que l’on pouvait dissocier les contenus selon les supports : en ligne, les articles développés, adressés à la communauté des chercheurs et spécialisés ; pour le papier, les textes accessibles à un public élargi où la place de l’illustration donne au numéro l’allure d’un « beau livre ».

Enfin, toutes les revues sont aujourd’hui confrontées à l’internationalisation, notamment de leurs contenus, par le biais des portails (OpenEdition.org et Cairn.info principalement en France pour les SHS) qui les rendent potentiellement accessibles au monde entier. Par ailleurs, l’anglais restant la langue principale de la communication scientifique internationale, la possibilité de publier dans cette langue dans des revues françaises fait désormais partie des demandes des chercheurs étrangers mais également français. L’élargissement de l’espace de réception d’un texte qui en découle – et l’abandon presque généralisé de la traduction de l’anglais vers le français au niveau des articles scientifiques – justifie la demande régulièrement réitérée que des politiques de traduction d’articles du français vers l’anglais se mettent en place tant au niveau de l’InSHS qu’à l’échelle de chacune des revues.

2. Open edition

En open edition, le portail de ressources électroniques en sciences humaines et sociales, on répertorie :

– sur 2 982 carnets de recherche, 152 en anthropologie (dont 21 en anglais).

– sur 511 revues, 52 en anthropologie et en plusieurs langues (dont 12 en anglais).

– sur 7 461 livres, 211 livres compris dans la discipline (dont 30 en espagnol et 12 anglais).

Depuis 2012, le moteur de recherche ISIDORE permet l’accès aux données numériques des sciences humaines et sociales (SHS) en s’appuyant sur les principes du web de données, notamment par accès libre (open access). Parmi les disciplines répertoriées, il comprend « Anthropologie biologique » et « Anthropologie sociale et ethnologie ».

Si on recherche l’anthropologie parmi les sujets, on retrouve 38 149 notices :

– 5 297 colloques et conférences de 2012 à 2019 (il comprend aussi les données de Calenda) ;

– 1 824 séminaires (il comprend aussi les données de Calenda) ;

– 1 175 mémoires, thèses et HDR ;

– 2 313 billets et blogs (il comprend les billets et les blogs du Carnets de recherche Hypothèses).

Enfin, l’encyclopédie libre Wikipédia présente un Portail de l’anthropologie de 4 047 articles.

3. Archives des ethnologues

La « Très Grande Infrastructure de recherche » HUMANUM soutient des consortiums impliqués dans la production raisonnée de corpus de sources en SHS. L’un d’entre eux, « Archives des ethnologues », participe à la sauvegarde, à la valorisation et à la mise à disposition des matériaux de terrain collectés par des ethnologues, et mène une réflexion sur la singularité de ces données. Il regroupe huit centres de documentation spécialisés CNRS ou universitaires.

Avec le départ à la retraite d’un nombre croissant d’ethnologues, les dépôts d’archives de terrain dans les laboratoires se multiplient et parallèlement un nombre croissant de jeunes chercheurs souhaitent pouvoir exploiter ces archives pour leurs travaux.

Il en est de même des archives sonores rassemblées par les ethnomusicologues et anthropologues qui ont gagné significative-ment en visibilité par la plateforme Telemeta (https://archives.crem-cnrs.fr/) dont la réalisation a été récompensée par un Cristal collectif en 2019.

B. Ouverture vers des publics diversifiés

1. Expositions

L’anthropologie contemporaine cherche à approcher des publics diversifiés et à se projeter hors des espaces purement académiques. Le dialogue avec ces publics s’inscrit dans des lieux institutionnels de la muséographie au sein desquels les collections permanentes sont accompagnées d’expositions insistant sur la contribution de l’anthropologie dans la compréhension des enjeux les plus saillants, et parfois, les moins visibles, du monde actuel. Le musée du Quai Branly explore par exemple de nombreux thèmes à la fois universels et contemporains, comme celui du corps et de l’apparence (exposition « Tatoueur, tatoués » mai 2014-octobre 2015) ou celui des frontières de l’humain « Persona, étrangement humain » en 2016 ; au Musée de l’Homme, c’est le racisme qui est l’objet du questionnement muséal : exposition « Nous et les autres. Des préjugés au racisme » ; au MUCEM, l’exposition « Lieux saints partagés », une exposition devenue itinérante, en France et à l’international, connaît un remarquable succès. Ces expositions sont accompagnées de publications, et de conférences voire, pour ce qui est de « Lieux saints partagés », d’un documentaire. Dans ce déploiement d’une « anthropologie publique », la thématique centrale de la migration fait l’objet d’un investissement important. Le musée national de l’histoire de l’immigration lui est entièrement consacré et accueille des expositions régulières sur ce thème. On peut noter la place particulière du musée d’ethnographie d’Aquitaine à Bordeaux dont les expositions accueillent en moyenne 3 000 personnes (dont des scolaires) sur une année universitaire. L’exposition En-quête de santé a été co-construite avec les patients eux-mêmes. Le contenu de la valise de migrants a été élaboré à partir d’objets prêtés par les Sénégalais de Bordeaux lors d’enquêtes de terrain concernant les médecines, les plantes, l’eau sacrée etc.

2. Serious games

La question migratoire est également mobilisée dans la confection de « serious games », à l’instar du jeu Migr’Art qui se présente comme une recherche en sciences sociales (sociologie, anthropologie visuelle, histoire de l’art) mobilisant « art contemporain, transmission pédagogique et création numérique à travers l’élaboration d’un jeu vidéo ». Le jeu vidéo documentaire et artistique intitulé « A Crossing industry » porte quant à lui sur le régime de fonctionnement de séparation israélien en Cisjordanie saisi dans les années 2007 à 2010.

3. Festivals

Certains festivals donnent également une visibilité à l’anthropologie. Ils portent des initiatives visant à approcher des publics diversifiés en développant des dispositifs de création et des modes de restitutions adéquats. Les arts de la performance (musique, danse, théâtre) sont en première ligne avec le Festival de l’Imaginaire, solidement ancré dans le paysage culturel depuis 1997 dans la suite des activités de la Maison des Cultures du Monde à Paris.Le festival Haizebegui – soutenu par le CNRS – cherche à approcher le monde par la musique. Il prend en charge la question des migrations contemporaines à travers notamment l’orchestre « musiques en migration » qui intègre des migrants échoués à Bayonne. Dans le domaine de l’anthropologie générale, des festivals dédiés ou faisant référence à l’anthropologie sont organisés dans toute la France tels le festival Anthropologia à Bordeaux ou le festival Les Reclusiennes organisé à Sainte-Foy-La-Grande (Nouvelle Aquitaine) qui s’appuie fortement sur l’anthropologie pour aborder des thématiques très contemporaines comme l’écologie ou la mobilité.

On ne saurait oublier le très célèbre Bistrot des Ethnologues qui depuis des années, à Montpellier, favorise également la vulgarisation de notre discipline.

On notera encore, depuis 1996, le festival de philosophie Citéphilo qui se tient à Lille et dans les villes voisines des Hauts de France. Consacré à la vie de la pensée, accueillant une ville, un pays, une idée forte, il s’appuie sur les sciences humaines et sociales et les anthropologues sont invité.es chaque année à dialoguer avec d’autres spécialistes et à communiquer avec un public qui s’élargit. Le thème du festival 2018-2019, « Masculin-Féminin », a rendu hommage à Françoise Héritier, et les anthropologues invitées ont pu discuter des chantiers qu’elle a ouverts comme du renouvellement de la pensée sur le genre.

4. Production audio-visuelle

L’anthropologie visuelle en France a permis d’assurer une visibilité importante de notre discipline dans un certain nombre de débats en SHS à partir des années 1960 aussi bien au niveau national qu’international notamment par les travaux de Jean Rouch et d’autres cinéastes chercheurs. Ces travaux ont permis d’asseoir la discipline dans des relations structurantes avec d’autres milieux intellectuels, mais aussi avec des institutions culturelles (musées, festivals etc.) permettant à notre discipline d’avoir accès à des publics en dehors du cercle académique.

Le festival des journées du film ethnographique de l’association l’Autre organisé depuis plus de 20 ans par le documentariste Dragoss Ouédraogo et les étudiants du département d’anthropologie de Bordeaux permet également de donner de la visibilité à la discipline et de la sortir « hors les murs » ainsi que de « penser » la restitution des données autrement que dans la sphère académique.

Aujourd’hui, on peut faire le constat qu’il existe plusieurs lieux de formations (niveau master) autour de l’anthropologie visuelle, mais la recherche semble éclatée et peu visible, malgré la richesse des travaux existants. De nombreux anthropologues font usage du film dans leurs travaux et perpétuent cet héritage tout en cherchant à renouveler des questions scientifiques majeures. Le recours au son et à l’image offre en particulier la possibilité de mener une réflexion sur l’usage de la sensorialité dans les enquêtes en sciences humaines et sociales et permet de partager nos connaissances avec un large public. La démocratisation des outils technologiques offre une opportunité sans précédent pour s’emparer de ces écritures pour transmettre et diffuser nos connaissances. En revanche, on peut constater un éclatement des initiatives, malgré l’existence de nombreux travaux dans différentes UMR (CéSor, CNE, CRAL, IDEMEC, IIAC, IRIS, LESC, URMIS, etc.). Il apparaît indispensable pour notre discipline d’être le moteur d’une nouvelle dynamique pour créer une stratégie inédite – non seulement dans la perspective d’un développement de l’anthropologie visuelle – mais dans la volonté d’établir un dialogue avec l’ensemble des SHS s’intéressant à l’image et au cinéma.

Compte tenu de l’importance de l’image dans les sociétés contemporaines, notre discipline doit à la fois contribuer à un discours critique sur le statut de l’image, mais aussi doit s’emparer de ces modes d’écriture. Elle poursuit un de ces objectifs majeurs consistant à penser la diversité et l’unité de l’activité humaine en donnant à voir et en analysant la complexité de processus culturels d’interdépendance entre les sociétés dans un contexte de mondialisation, mais aussi en contribuant à la connaissance de la diversité des « cultures » dans le monde. On peut mentionner différentes initiatives allant dans ce sens, comme le GDR « Images, écritures transmédias et sciences sociales » qui, sous l’impulsion de chercheurs membres d’UMR travaillant pour différents établissements nationaux actifs dans le domaine de l’image en France (InSHS, AMU, Paris X, EHESS, Evry, Université de Chambéry, Université de Toulouse, Université de Caen, Université de Bordeaux, etc.), vise à organiser chaque année un Salon des écritures transmédias au MUCEM à Marseille. Ce salon aura lieu dans le cadre du festival Jean Rouch hors les murs, un des festivals les plus importants pour notre discipline aujourd’hui.

Le Festival Jean Rouch est devenu un lieu incontournable d’interactions des SHS avec l’industrie créative (producteurs, éditeurs, diffuseurs). Il n’existe pas de rencontres professionnelles à ce jour permettant de mettre nos chercheurs en interaction avec ce monde professionnel en pleine transformation suite au développement des plateformes numériques. Sans doute serait-il opportun de profiter de l’ouverture du campus Condorcet pour donner une nouvelle impulsion au Festival Jean Rouch et l’ouvrir à un nouveau public. La section 38 de l’InSHS peut donc jouer un rôle moteur au sein de l’Institut pour structurer cette communauté dont la richesse des travaux est trop souvent méconnue. Dans la même perspective, une stratégie nationale d’incitation pour les chercheur.es à participer davantage aux festivals, aux rencontres sur les sciences, apparaît comme un enjeu majeur pour expliquer en quoi l’anthropologie et d’autres disciplines en sciences humaines et sociales contribuent à comprendre les enjeux sociaux majeurs des sociétés contemporaines et jouent un rôle incontournable dans la Cité.

C. L’anthropologie française dans les réseaux internationaux

La place que l’anthropologie occupe dans l’espace « Enseignement supérieur et Recherche » (ESR) est liée à la manière dont elle est perçue dans le domaine des SHS à l’international ainsi qu’aux évolutions de cet espace ESR – une construction politique européenne du début du xxie siècle – qui affecte la manière dont les anthropologues se forment, accèdent à un emploi et communiquent le fruit de leurs recherches. Or, l’anthropologie n’est pas clairement identifiée dans cet espace en raison de ses liens anciens (xixe siècle) avec sa discipline mère, la sociologie, et de l’adoption de sa méthode d’enquête (l’ethnographie) par toutes les disciplines qui s’appuient sur la collecte de données empiriques. Elle demeure identifiée à la science des cultures, du patrimoine et de l’exotisme, alors que ces domaines sont profondément remis en question par la mondialisation et que l’étude de ses objets a été, nous l’avons vu, singulièrement renouvelée. Les anthropologues français obtiennent un succès relatif dans les projets financés par le Conseil européen de la recherche en pilotant des projets aux frontières de la connaissance, à base interdisciplinaire. Il faut peut-être tenir compte de ces différents paramètres pour expliquer qu’entre 2008 et 2017, seuls 150 projets de recherche impliquant l’anthropologie ont été financés par l’ANR alors que, depuis 2005, l’agence a soutenu plus de 15 000 projets.

La communication dans les séminaires, les enseignements, les conférences et les congrès internationaux est vitale pour toute discipline scientifique car au moment où la recherche peut être communiquée et discutée, les chercheur.es contribuent à la formation d’une communauté scientifique sans laquelle toute avancée des connaissances n’a pas de sens. Les anthropologues français semblent se caractériser par la densité de leurs circulations dans de nombreux espaces de communication, leurs préférences pour les associations spécialisées sur un domaine de recherche et sur une aire culturelle, et par la faiblesse de leur investissement dans les structures internationales de la discipline. L’Association française des ethnologues et des anthropologues (AFEA) qui avait le projet de rassembler toutes les associations d’anthropologues, généralistes et spécialisées, s’efforce d’organiser un congrès bisannuel, mais peine à rassembler jeunes chercheur.es et aînés ; l’Association européenne des anthropologues sociaux (EASA) ne cesse de réclamer un plus fort investissement des anthropologues français dont la renommée demeure grande, mais ce n’est qu’en 2012 qu’elle a tenu l’un de ses congrès bisannuels en France (à l’Université de Nanterre) ; et son journal Social Anthropology qui avait obtenu d’être bilingue (français-anglais) grâce à l’activisme des Français cofondateurs ne reçoit que peu de contributions françaises, que ce soit en français ou en anglais ; l’Association américaine d’anthropologie (AAA) attire de plus en plus d’anthropologues français, comparativement aux années 1990, et cela alimente un usage de plus en plus dominant de la langue anglaise. Entre les deux, la Société canadienne d’anthropologie (CASCA) fait office de corps intermédiaire probablement pour ses pratiques bilingues et son rapprochement de l’AAA avec qui elle tiendra une nouvelle fois son congrès annuel en 2020.

L’internationalisation de l’ESR, espace dans lequel les anthropologues français ont toute leur place, attire l’attention sur la domination qu’y exerce la langue anglaise. Ce fait de pouvoir requiert de la part des anthropologues un effort supplémentaire pour communiquer dans leur langue maternelle, dans la langue des sociétés avec qui ils et elles travaillent et à qui il est nécessaire de restituer la recherche, et en anglais, langue de sélection et de financement des projets. Sachant que les connaissances qu’ils et elles produisent sont indispensables au maintien de la diversité humaine et culturelle, un investissement fort des pouvoirs publics est requis pour maintenir cet état de tension susceptible de produire les meilleurs résultats : si la formation à l’anglais est une étape, l’aide à la traduction et le soutien des revues francophones sont indispensables à l’entretien d’une pensée originale.

D. Problèmes structurels

Tout comme le mentionne l’ensemble des rapports précédents de la section 38, nous ne pouvons finir cet état des lieux sans nous faire à notre tour l’écho des problèmes récurrents que rencontrent nos UMR. L’insuffisance persistante du personnel d’encadrement à la recherche – amené de surcroît à accomplir des tâches d’un niveau très largement supérieur à celui défini lors de leur recrutement – rend de plus en plus difficile la vie des laboratoires et de plus en plus inconfortable la fonction de directrice et directeur d’unité qui doivent à leur tour assumer des tâches qui ne relèvent ni de leur fonction ni de leur compétence. Les burn out, les crises d’angoisse et les arrêts maladies se multiplient, une situation difficile qui n’encourage les chercheur.es ni à prendre des responsabilités, ni à entreprendre des projets ANR ou ERC. La très grande majorité des doctorants ne sont pas financés, ce qui double leur temps de thèse. Par ailleurs, n’étant pas financés, ils n’entrent pas dans le calcul du budget que reçoit leur laboratoire. Celui-ci, s’il veut les aider à financer leurs déplacements sur le terrain, le fait donc en sacrifiant d’autres dépenses nécessaires à son fonctionnement. Notons encore que les possibilités d’évolution de carrière sont insuffisantes même si l’on peut se réjouir du rajeunissement de l’âge moyen de passage en DR2. Le nombre d’anthropologues DR1 et DRCE, très bas, et en dessous du niveau moyen des instituts du CNRS, se féminise lentement. On peut enfin regretter le très faible recrutement d’anthropologues étrangers, en dehors des Italiens. Le manque d’attractivité des salaires en est sans doute en partie responsable.

Au-delà du nombre de chercheurs et d’enseignants dont le recrutement n’est pas à la hauteur des besoins constatés dans l’enseignement supérieur, ni suffisant pour garantir la pérennité de domaines complets de recherche ou pour inclure tous les jeunes docteurs dans la communauté scientifique, nous constatons une modification radicale des manières d’entrer dans le métier et de l’exercer. La plupart des recrutements sont conditionnés à l’exercice d’emplois précaires, à valeur ambigüe. L’obtention d’un post-doctorat d’un an renouvelable (forme noble de la précarité) permet au jeune anthropologue, au-delà du salaire qui l’accompagne, de poursuivre ses recherches et de les enrichir dans un milieu souvent distinct de celui dans lequel a été réalisée la thèse. Mais le statut de post-doc, devenu atout, se convertit peu à peu en critère d’évaluation de la qualité du ou de la chercheur.e, jusqu’alors apprécié.e par rapport à la thèse et aux contributions scientifiques. À côté de ces jeunes chercheur.es porté.es par l’espoir, et obligé.es de renouveler continument leurs perspectives de recherche pour avoir une chance de s’ajuster à la loi du marché, les chercheur.es et enseignant.es chercheur.es confirmé.es par un statut dans un EPST ou une université voient leurs conditions de travail bouleversées par la baisse des crédits récurrents des équipes et la quête continue de financement pour les projets qu’ils portent. Si l’obtention d’un projet ANR ou ERC devient un signe de distinction, le passage par des modes de sélection plus ou moins transparents mais aussi la convergence des organes scientifiques et financeurs deviennent le moyen d’orienter les recherches à des fins « plus utilitaires ». Cela nous alerte car s’il est important de répondre à la demande sociale, la demande politique est prisonnière d’exigences difficilement compatibles avec la temporalité d’une bonne recherche, laquelle n’est pas nécessairement celle qui sera la plus médiatisée.

Conclusion

Prenant appui sur tout ce qui précède, on ne manquera pas de souligner la capacité de notre discipline à se renouveler constamment avec un dynamisme que l’on retrouve dans la créativité des projets de recherche que la section évalue. Elle a prouvé sa capacité à se frotter aux questions qui touchent les sociétés les plus modernes, en lien avec le religieux, le politique, la parenté, le genre, la relation homme/environnement, les migrations, la globalisation ou la violence : autant de thématiques qui traitent d’enjeux fondamentaux pour la société et questionnent à nouveau frais le rapport à l’autre au cœur des objectifs de l’anthropologie, dont l’approche est constamment sollicitée par les autres disciplines. La section ne peut donc que se réjouir que l’anthropologie fasse partie des priorités de l’InSHS et souhaiterait que cela se traduise de façon plus visible dans les moyens qui lui sont alloués.

ANNEXE 1
Indicateurs d’égalité entre les chercheuses et les chercheurs

Source pour 2007 : la parité dans les métiers du CNRS 2007-2008

Indice d’avantage masculin 2018 = 0,75 (en 2011 = 1,1)(2)

L’indice d’avantage masculin est défini comme le ratio entre la proportion de directeurs de recherche parmi les chercheurs et la proportion de directrices de recherche parmi les chercheuses. Cet indicateur reflète de manière globale les différences de progression de carrière entre femmes et hommes. Un indice d’avantage masculin supérieur à 1 signifie que la proportion relative d’hommes promus DR est supérieure à celle des femmes.

Ancienneté dans le grade – novembre 2018

Âge au recrutement CR – novembre 2018

Concours Chargé-e de recherche

Concours CR 2019

Concours CR 2017 et 2018 (cumulés)

Concours CR2/CR1 2008

Source pour 2008 : la parité dans les métiers du CNRS 2007-2008

Concours DR2

Promotions DR

2018 DR2 → DR1 DR1 → DRCE Total avancements
F H  %F F H  %F F H  %F
Candidat-e-s 5 5 50 % 1 1 50 % 6 6 50 %
Classé-e-s 3 2 60 % 1 0 100 4 2 66 %
Cumulées 2016-2017 DR2 → DR1 DR1 → DRCE Total avancements
F H  %F F H  %F F H  %F
Candidat-e-s 13 9 59,1 4 2 66,6 17 11 60,7
Classé-e-s 6 4 60,0 3 0 100 9 4 69,2
Promu-e-s 3 2 60,0 0 0 0 3 2 60,0
Cumulées 2004-2011 DR2 → DR1 DR1 → DRCE Total avancements
F H  %F F H  %F F H  %F
Candidat-e-s 69 42 62,2 4 41 8,9 73 83 46,8
Promu-e-s 8 9 47,1 0 2 0 8 11 42,1

Source pour 2004-2011 : Mission pour la place des femmes au CNRS,
Fiche « Indicateurs d’égalité entre les chercheuses et les chercheurs.
Données section 38 mandats 2004-08 et 2008-12 ».

Distinctions du CNRS : médailles de 2004 à 2018

OR ARGENT BRONZE TOTAL  % F
F H F H F H F H
0 1 2 0 8 7 10 8 55,5 %

Source : Site web du CNRS Rubrique « les talents et les distinctions »

Composition des membres de la section – Évolution

  DR/PU CR/MCF IT TOTAL Présidente Secrétaire
F H  % F F H  % F F H  % F F H  % F F F
1996 / / / / / / / / / 6 15 28,6 0 1
2007 4 7 36,3 4 3 57,1 2 1 66,7 10 11 47,6 1 1
2008-2012 5 6 45,5 5 2 71,4 2 1 66,7 12 9 57,1 1 1
2012-2016 4 4 50,0 5 5 50,0 3 0 100,0 12 9 57,1 0 1
2016-2019 6 5 54,5 4 3 57,1 2 1 66,7 12 9 57,1 1 1

Source : pour 1996 : rapport de conjoncture ; pour 2007 : la parité dans les métiers du CNRS 2007-2008 ; pour 2008-2016 : Mission pour la place des femmes au CNRS, Fiche « Indicateurs d’égalité entre les chercheuses et les chercheurs.
Données section 38 mandats 2004-08 et 2008-12 ».

Répartition des chercheurs de la section 38 en activité, par grade et en comparaison avec l’ensemble des chercheurs du CNRS

Grade Section 38 Ensemble du CNRS
DRCE 1 (0,5 %) 265 (2,3 %)
DR1 11(5,8 %) 1 676 (14,9 %)
DR2 47 (24,8 %) 3 172 (28,25 %)
CRCH 4 (2,0 %) 235 (2 %)
CRCN 126 (66,6 %) 5 878 (52,3 %)
TOTAL 189 (100,0 %) 11 226 (100,0 %)

Notes

(1) On pourra consulter ces critères à l’adresse suivante : http://www.inshs.cnrs.fr/sites/institut_inshs/files/download-file/criteres-eligibilite-revue_0.pdf.

(2) Sources : Mission pour la place des femmes au CNRS, Fiche « Indicateurs d’égalité entre les chercheuses et les chercheurs. Données section 38 mandats 2004-08 et 2008-12 ». p. 85.

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