Rapport de conjoncture 2014

Section 33 Mondes modernes et contemporains

Extrait de la déclaration adoptée par le Comité national de la recherche scientifique réuni en session plénière extraordinaire le 11 juin 2014

La recherche est indispensable au développement des connaissances, au dynamisme économique ainsi qu’à l’entretien de l’esprit critique et démocratique. La pérennité des emplois scientifiques est indispensable à la liberté et la fécondité de la recherche. Le Comité national de la recherche scientifique rassemble tous les personnels de la recherche publique (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et techniciens). Ses membres, réunis en session plénière extraordinaire, demandent de toute urgence un plan pluriannuel ambitieux pour l’emploi scientifique. Ils affirment que la réduction continue de l’emploi scientifique est le résultat de choix politiques et non une conséquence de la conjoncture économique.

L’emploi scientifique est l’investissement d’avenir par excellence
Conserver en l’état le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche revient à prolonger son déclin. Stabiliser les effectifs ne suffirait pas non plus à redynamiser la recherche : il faut envoyer un signe fort aux jeunes qui intègrent aujourd’hui l’enseignement supérieur en leur donnant les moyens et l’envie de faire de la recherche. On ne peut pas sacrifier les milliers de jeunes sans statut qui font la recherche d’aujourd’hui. Il faut de toute urgence résorber la précarité. Cela suppose la création, sur plusieurs années, de plusieurs milliers de postes supplémentaires dans le service public ainsi qu’une vraie politique d’incitation à l’emploi des docteurs dans le secteur privé, notamment industriel.

Composition de la section

Claire Mouradian (présidente de section) ; Florence Hachez-Leroy (secrétaire scientifique) ; Pascale Barthélémy ; Michel Bertrand ; Françoise Blum ; Didier Boisson ; Olivier Bonfait ; Claire Bosc-Tiessé ; Olivier Bouquet ; Guillaume Carré ; Déborah Cohen ; Myriam Cottias ; Bruno Dumons
Membre de la section depuis l’automne 2014. ;
Anne-Solweig Grémillet ; Élie Haddad ; Romain Huret ; Christian Ingrao ; Anne Lafont ; Frédérique Langue ; Pierre-Jean Luizard
Membre de la section de 2012 à 2014. ;
Christine Mollier ; Cécile Soudan.

Résumé

Après un rappel du périmètre de la section et des indications institutionnelles et statistiques, le rapport propose un éclairage sur le bilan et les perspectives dans quelques-uns des champs relevant de la compétence de la section 33, en utilisant, entre autres, les recrutements tant au CNRS qu’à l’université comme un indicateur des tendances actuelles. La section 33 a dans son périmètre des unités d’histoire à la fois généraliste, thématique et aréale. Les unités dont le CNRS partage ou assure la tutelle à titre principal ne représentent qu’une partie, relativement réduite, de l’ensemble des équipes de recherche travaillant dans les champs de la section, même si celles-ci ont l’ambition de jouer un rôle déterminant dans leurs domaines respectifs, en particulier pour les recherches sur les aires culturelles. Il en est de même pour les chercheurs qui ne représentent que 15 à 20 % de l’ensemble des emplois permanents, ce qui rend difficile la présentation d’un rapport exhaustif. Au-delà de la répartition des recherches selon les périodes moderne et contemporaine, les aspects transversaux abordés sont l’histoire économique, religieuse, environnementale, l’histoire du genre, du travail, de l’esclavage. Les aires culturelles traitées plus particulièrement sont les mondes ibériques et latino-américains, musulmans et moyen-orientaux, asiatiques. La question des humanités numériques et celle des revues sont également traitées.

Introduction

L’ampleur des champs couverts par la section et l’absence d’outils pour l’accès à des données qualitatives pour des recherches dépassant très largement le seul cadre du CNRS (20 % de l’ensemble des emplois permanents) ne permettent pas de proposer un tableau exhaustif, deux ans seulement après le début de la nouvelle mandature. Le présent rapport ne peut donc constituer qu’un aperçu de l’état des lieux à partir des données à la disposition de la section, de la consultation avec les directeurs d’unités, des comités de visite de l’AERES auxquelles elle a pu participer, avec quelques éléments de réflexion sur les orientations générales et sur un paysage académique dont la transformation institutionnelle et structurelle se poursuit (regroupements universitaires, montée en puissance des recherches sur programmes nationaux et européens, nouveaux systèmes d’évaluation, crise de l’emploi scientifique).

1. Présentation générale

1.1. Périmètre de la section

Issue de la fusion en 1991 des anciennes sections 40 (Histoire moderne et contemporaine) et 44 (Langues et civilisations orientales), la section 33 (Mondes modernes et contemporains) a dans son périmètre des unités d’histoire à la fois généraliste, thématique et aréale. Si on y ajoute que les unités d’aires culturelles qui relèvent d’elles ont souvent été constituées sur des bases pluridisciplinaires, un aspect accentué par les regroupements d’équipes, on voit que les ensembles de sa compétence sont non seulement très larges mais singulièrement complexes pour des raisons tant institutionnelles qu’épistémologiques et sociologiques, comme le reflètent les mots clés depuis une décennie :

– Histoire des époques modernes et contemporaines dans toutes ses composantes et ses approches (politique, économique, sociale, culturelle).

– Histoire de l’art (époque moderne et contemporaine).

– Mondes non-européens selon la périodisation de chacun ; histoire, sources écrites et cultures matérielles traitées dans leur dimension historique (sauf l’islam médiéval méditerranéen).

Du point de vue de l’organisation de la recherche, la répartition varie fortement entre l’Université (où l’histoire du monde occidental (France et Europe) prédomine) et le CNRS (dont les chercheurs constituent l’armature des équipes « orientalistes » multidisciplinaires). Du point de vue chronologique, la périodisation et les sources de l’histoire des mondes extra-européens ne sont pas les mêmes et certains chercheurs « orientalistes » peuvent travailler sur des périodes bien antérieures au xvie siècle qui relèveraient plutôt de la section 32. Du point de vue épistémologique, leur appartenance à la section a pu davantage obéir à une logique d’aires culturelles que de partage disciplinaire strict. La section 33 doit ainsi traiter de deux communautés structurées de façon différente avec un éventail large de disciplines (archéologie, philologie, linguistique, littérature, anthropologie).

Le précédent rapport de conjoncture avait souligné les difficultés d’ajustement du périmètre avec la section 32 autour de la place des époques anciennes et « médiévales » et de l’archéologie « classique » des cultures d’Asie et d’Afrique. Sous l’égide de l’InSHS, une concertation a été menée avec cette section, ainsi que la 31. La section 32 a accepté d’élargir son périmètre aux problématiques archéologiques et pré-modernes de l’Afrique et de l’Asie (au-delà de l’Asie centrale qui en relevait déjà). L’archéologie des Amériques précolombiennes est de la compétence de la section 31 dont relève la principale unité du domaine. Cette section peut accueillir aussi les aires culturelles extra-européennes pour les périodes protohistoriques. L’archéologie des périodes modernes, les questions relatives au patrimoine industriel ou de l’archéologie préventive qui touche aussi à l’histoire de l’art continueraient de relever de la section 33. La concertation sur les périmètres devrait être poursuivie avec les autres sections relevant de l’InSHS, en particulier les sections 35, 36 et 40, pour les recherches sur les aires culturelles relevant de leur discipline.

En effet, il nous semble que le déséquilibre dans la distribution du potentiel de recherche entre CNRS et Université sur les aires non européennes ne peut qu’aller en s’aggravant avec la diminution constante du nombre de postes ouverts au concours du CNRS, non compensée par une augmentation du nombre de postes d’enseignants-chercheurs dans les disciplines rares du fait des modalités de formation. Malgré la qualité reconnue des travaux, de nombreuses spécialités ont déjà disparu ou sont en voie de disparition à l’heure où chaque crise internationale souligne l’importance des connaissances sur les aires culturelles pour les décideurs politiques comme pour l’ensemble de la société.

1.2. Unités de la section

Les unités dont le CNRS partage ou assure la tutelle ne représentent qu’une partie, relativement réduite, de l’ensemble des équipes de recherche travaillant dans les champs de la section, même si celles-ci ont l’ambition de jouer un rôle déterminant dans leurs domaines respectifs.

Le nombre d’unités rattachées à titre principal à la section (26 UMR, 1 UPR en cours d’umérisation, 9 USR dont 5 UMIFRE, 3 MSH, 1 USR (InVisu) sous la double tutelle de l’InSHS et de l’INS2I) n’a pas sensiblement varié depuis 2010. L’UMR demeure, à juste titre, le dispositif de recherche par excellence.

Le mouvement de concentration noté précédemment (il y avait avant 2005, 37 UMR) semble être achevé. Les regroupements avaient concerné principalement les unités d’aires culturelles. Souvent imposés, ils ont été généralement réussis du point de vue scientifique, car les équipes se sont attachées à proposer de véritables axes fédérateurs. Il est plus difficile d’apprécier si les « économies d’échelle » prévues par la mutualisation de moyens ont été réalisées.

À la section 33 étaient rattachées à titre secondaire 13 autres UMR en 2010 sur lesquelles la section a relativement peu d’éléments d’appréciation directe dans les conditions des comités de visite de l’AERES auxquels ne participent en général qu’un seul membre du comité national issu de la section de rattachement principal.

Depuis sa mise en place à l’automne 2012, la section a pu participer aux comités de visite des unités de la vague D (région parisienne). Elle a eu parfois à regretter des différences d’appréciation des conflits d’intérêt – l’AERES n’a pas toujours appliqué ses propres règles, plus floues que celles du CNRS – et surtout de la nécessité de la présence d’un IT à toutes les étapes de l’évaluation, huis-clos inclus. Certaines dates d’expertise ont été annoncées tardivement (parfois moins d’une semaine avant la visite), et les conditions matérielles (skype) n’ont pas toujours été satisfaisantes, notamment pour les UMIFRE. Une certaine confusion entre évaluation et notation a pu être remarquée. On sait que les modalités de l’évaluation sont en cours de transformation avec la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche de juillet 2013 qui a remplacé l’AERES par le HCERES, mais elles n’ont pas encore été mises en œuvre à la date de la préparation du présent rapport.

Régulièrement déplorée, la concentration des unités en région parisienne n’a pas évolué. 19 des unités en rattachement principal ont conservé une implantation à Paris, parfois sur plusieurs sites. Le manque de locaux y est criant et peut constituer une véritable entrave à la vie scientifique collective. Les principaux organismes de cotutelle en région parisienne (EHESS, EPHE, ENS, Collège de France, Universités de Paris 1, Paris 4, Paris 7, Paris 10) n’ont en général pas varié sinon, parfois, par l’adjonction d’une nouvelle tutelle en lien avec l’établissement des PRES ou des regroupements d’équipes. Parmi les 7 UMR associées à l’EHESS, (CASE, CERCEC, CRH, CRIA, Centre Chine/Corée/Japon, CETOBAC, Mondes américains, IMAf), le CETOBAC est aussi associé au Collège de France, l’ancien MASCIPO devenu Mondes américains avec Paris 1 et Paris 10, le centre Alexandre Koyré avec le Museum d’histoire naturelle. Outre Paris 1, l’IRICE est désormais en cotutelle avec Paris 4 ; à la tutelle de Paris 4, le Centre André Chastel a ajouté une association avec le ministère de la Culture et le Centre Roland Mousnier a fait de même avec l’EPHE. L’IREMAM à Marseille et l’Institut d’Asie orientale à Lyon ont une association avec les instituts d’études politiques de ces villes, en plus des universités. L’IMAf (Institut des Mondes africains) est bilocalisé : Université d’Aix-Marseille et Paris (Paris 1/EPHE/EHESS/IRD) qui reste son implantation principale.

La répartition régionale dans l’hexagone des unités rattachées à la section est très éparpillée :

– Alsace : 1 (Maison Universitaire des SHS-Alsace) ;

– Basse-Normandie : 1 (CRHQ/Université de Caen) ;

– Bourgogne : 1 (Centre Georges Chevrier/Université de Bourgogne) ;

– Bretagne : 1 (CERHIO/Universités de Rennes 2, Angers, Lorient, Le Mans) ;

– Nord-Pas-de-Calais : 2 (IRHIS/Université de Lille 3 et Maison européenne des SHS) ;

– Provence-Alpes-Côte d’Azur : 2 (IREMAM et TELEMME)

– Rhône-Alpes : 3 (Lyon (IAO et LaRHRA/Universités de Lyon 3 et Grenoble 2, et Institut des Sciences de l’Homme/Universités de Lyon 2, ENSL).

La concentration de la recherche en Île-de-France est accentuée par le nombre de chercheurs et d’enseignants-chercheurs rattachés aux unités (165 chercheurs CNRS sur 212, plus de la moitié des enseignants-chercheurs relevant principalement du Pres HESAM à l’été 2014). Le phénomène est encore plus marqué pour les unités d’aires culturelles (11) où par ailleurs le poids des chercheurs CNRS est plus déterminant. Cela malgré le manque de locaux qui rend la vie collective et les invitations de chercheurs étrangers difficiles. La concentration en région parisienne des grands centres de fonds d’archives et de documentation – même si l’accès aux bases documentaires électroniques a changé la donne – et l’organisation de la formation universitaire avec les principaux établissements proposant des enseignements sur les aires culturelles rendent difficiles un renversement de cette situation, du moins à court terme.

Le réseau des 26 UMIFRE (instituts français de recherche à l’étranger) joue un rôle important, en particulier pour les recherches portant sur les aires culturelles extra-européennes, et contribue à l’internationalisation. Une partie de ces instituts sont devenus des USR (unités mixtes de service et de recherche) sous la double tutelle du ministère des Affaires étrangères (MAE) et du CNRS avec parfois l’association d’autres partenaires français et étrangers. Le CNRS peut donc leur affecter du personnel et des enseignants-chercheurs en délégation. Mais la tendance au désengagement du MAE et les conditions politiques locales peuvent remettre leur existence en question. Faute de moyens, les comités de visite de l’AERES pour l’évaluation de ces unités n’ont pu se rendre sur place et les conditions d’évaluation par l’AERES (une demi-journée par skype par exemple pour le Centre français de Jérusalem ou la Maison française d’Oxford) n’étaient à la hauteur ni des enjeux ni du travail effectué par ces unités. Les nominations et renouvellements de détachement des directeurs et des chercheurs de ces équipes ne sont soumis aux sections que pour information. À l’été 2014, 10 chercheurs de la section 33 se trouvaient dans ces unités. La satisfaction des demandes de délégation dans ces unités par les enseignants-chercheurs, comme de détachement de chercheurs CNRS, reste limitée par les contraintes budgétaires (surcoût dû aux indemnités d’expatriation) malgré l’intérêt de ces séjours pour l’avancement de leur projet et plus généralement pour l’internationalisation de la recherche française à laquelle est incitée la communauté scientifique. En association permanente avec les UMR, les UMIFRE jouent un rôle structurant pour les recherches sur les aires culturelles.

Une autre incitation importante est celle de la constitution de réseaux. Depuis le début de la mandature, un GDR principalement rattaché à la section a été constitué : Connaissance de l’Europe médiane, prenant en compte le renouveau historiographique qui a suivi la recomposition européenne depuis 1989. Basé à Paris, il regroupe une centaine de chercheurs et enseignants-chercheurs jusque-là dispersés dans 8 UMR, 1 UMS et 3 EA, sans compter des spécialistes en poste dans diverses universités. Le projet s’inscrit pleinement dans l’entreprise générale de décloisonnement des historiographies nationales à l’œuvre dans les pays de la zone et de restitution à l’Europe médiane de sa place comme « aire culturelle » dans le champ de la recherche française, tout en augmentant la visibilité internationale des participants, en synergie avec les IFRE.

Dans le cadre des reconfigurations autour de programmes dits d’excellence, on peut signaler que les unités relevant de la section 33 participent à 3 EQUIPEX (CASD, IDIVE, MATRIX) et 11 LABEX (CAP, COMOD, DYNAMITE, EHNE, HASTEC, IMU, ITEM, LABEXMED, SITES, TEPSIS, TRANSFERS). Majoritairement concentrées en région parisienne (9 sur 14, dont 7 dans le PRES HESAM), ces structures ont rendu la cartographie institutionnelle totalement illisible, sans que leur utilité soit toujours éclatante.

Les effets pervers du financement des équipes par l’ANR déjà mentionnés dans le précédent rapport (morcellement des budgets, complexité croissante de la gestion, déséquilibre dans la répartition des moyens entre les équipes, tensions internes, tendances centrifuges) se sont accentués à un moment de fortes contraintes sur l’emploi scientifique, y compris au niveau du personnel de soutien.

La section manque de recul et des données. Il est difficile d’analyser les résultats de cette reconfiguration du paysage de la recherche. Il est certain qu’elle ne va pas dans le sens de la cohésion et du travail collectif des unités, ni dans celui d’une politique à long terme, et encore moins dans celui de l’économie de moyens.

1.3. Les membres permanents des unités

Dans son rapport précédent de 2010, la section soulignait la difficulté à élaborer un rapport de conjoncture qualitatif pour un ensemble dépassant largement le seul cadre du CNRS qui ne représente numériquement qu’une part réduite des chercheurs relevant de son périmètre (15 à 20 % de l’ensemble des emplois permanents soit, à l’été 2014, pour un total de 1 373 personnes, 380 personnes (212 chercheurs, 168 IT) contre 993 personnes des institutions partenaires (827 enseignants-chercheurs, 26 chercheurs d’autres organismes, 140 IT). À cela s’ajoutent 107 post-doctorants, 1 952 doctorants et divers personnels contractuels ou temporaires. L’ensemble est estimé à 3 370 personnes, sans que l’on sache si les membres associés souvent très actifs, y sont comptabilisés. Absents des équipes d’accueil (EA) universitaires, les chercheurs CNRS sont par ailleurs très minoritaires dans les UMR (en moyenne 20 %), sauf dans celles des aires culturelles, comme évoqué plus haut. Le découplage entre l’évaluation des unités et celle des chercheurs qui résulte de la création de l’AERES pose problème pour les chercheurs se trouvant dans des unités en rattachement principal de la section 33, mais encore plus pour ceux qui appartiennent à des équipes relevant d’autres sections sur lesquels elle n’a pas d’information directe ou même indirecte. Quoiqu’encouragée par la direction de l’InSHS, l’interdisciplinarité peut en devenir une des « victimes » collatérales.

– Chercheurs CNRS

Le nombre de chercheurs rattachés à la section 33 et en activité est de 212 en 2014 (220 en 2008). Les départs n’ont donc pas été compensés par des recrutements, ni par une augmentation du nombre des enseignants-chercheurs dans les spécialités rares. Les perspectives pour l’emploi scientifique incitent d’autant moins à l’optimisme que pour le millier de personnels permanents (980), l’âge moyen des chercheurs et enseignants-chercheurs est de 50 ans (49,3 pour le personnel CNRS, 50,8 pour le personnel non CNRS). Le tiers des chercheurs CNRS a plus de 55 ans (dont 46 plus de 60 ans). Cinq chercheurs seulement ont moins de 35 ans. Le rapport de conjoncture de 2010 soulignait déjà que l’avenir était obéré, voire compromis dans certains cas.

La durée des thèses souvent plus longues que les « normes » officielles dans des domaines et des aires culturelles nécessitant un investissement important pour l’apprentissage de langues rares et difficiles, le travail de terrain et en archives, le nombre limité de contrats de recherche obligeant les jeunes chercheurs à travailler par ailleurs, la pénurie de postes, entraînent aussi un recul de l’âge au recrutement. La volonté affichée du CNRS de recruter au plus près de la thèse est dans les faits peu compatible avec la pénurie des postes, la pression, le nombre limité de candidatures en CR1, et inversement la possibilité de candidater en CR2 sans limite d’âge ni de nombre de candidatures ce qui met en concurrence des dossiers de chercheurs plus avancés avec ceux de jeunes chercheurs. L’évolution à la baisse du nombre de postes ouverts au concours des CR n’incite pas à l’optimisme. On est passé de 9 dans les années « fastes » (2008, 2011) à 7 en 2013 et 6 en 2014…

Au plan de la répartition par grade, on compte 136 CR (22 CR2, 114 CR1), 76 DR (43 DR2, 29 DR1, 4 DRCE). La parité a progressé globalement : 90 femmes sur 205 chercheurs en 2010 (44 %), 103 sur 212 en 2014 (49 %). La part des directrices de recherche (28 sur les 76 DR recensés) est passée de 27 à 37 %, ce qui est un peu supérieur à la moyenne du CNRS (26,7 %). Mais l’écart dans la progression des carrières reste fort : 6 femmes DR1 sur 29 (20 %), aucune femme DRCE. Le très faible nombre de postes ouverts à la promotion DR2 vers DR1 ou DR1 vers DRCE (dans ce dernier cas, il n’y en avait pas un par section de l’InSHS aux deux dernières campagnes) ne peut permettre de rattraper ce déséquilibre. Pour environ un tiers, la direction des unités est assurée par des chercheuses ou enseignantes-chercheuses.

– Enseignants-chercheurs

Il n’est pas de la compétence de la section d’évaluer les autres membres des unités (près d’un millier de personnes) dont on ne repère l’activité qu’à l’occasion des comités de visite des UMR en rattachement principal, à condition qu’ils y appartiennent. Une grande partie de la recherche des champs entrant dans le périmètre de la section s’effectue dans les EA. Plusieurs directeurs d’unité (qui sont d’ailleurs très souvent des enseignants-chercheurs) ont alerté la section sur le fait que les remplacements de ceux qui partent (en retraite ou en mutation) ne s’effectuaient plus par des profils équivalents, et que l’on assiste à des suppressions pures et simples de certains champs.

Une des conséquences de la LRU de 2008 a été que nombre d’enseignants-chercheurs affectés dans des UMR dépendant d’un autre établissement pour leur recherche ont été enjoints de revenir vers des EA de leur université de tutelle, même si cela ne correspondait pas à leurs axes de travail. Outre le risque d’isolement de ces chercheurs pour leurs travaux personnels, cela a pu mettre en péril la cohésion des UMR et plus généralement pose la question du partenariat du CNRS avec les universités.

Les délégations constituent un outil important de ce partenariat. Une partie importante des demandes concernent les SHS, notamment en histoire où le taux des chercheurs universitaires est beaucoup plus fort (environ 80 %) que dans d’autres disciplines telles que l’anthropologie par exemple. Ajouté au fait que le taux de réussite des candidatures (25 à 30 % en SHS) n’est pas proportionnel à la pression, les possibilités pour les enseignants-chercheurs d’obtenir une délégation sont réduites, malgré la qualité des dossiers. La dématérialisation des dossiers de candidatures a amélioré les modalités de l’évaluation des candidatures. Mais la décision finale qui appartient à la direction de l’InSHS en fonction de la nouvelle « politique de site » peut parfois conduire à des logiques plus institutionnelles que scientifiques, surtout en période de restrictions budgétaires.

– IT/IATOS

Dans cette catégorie, on compte 168 IT CNRS (dont 24 IR, 66 IE, 32 AI, 7 ATP) et 140 IATOS dans les structures relevant de la section 33. Il conviendrait aussi d’y ajouter des personnels contractuels (200 à 300) recrutés pour des tâches ponctuelles (organisation de colloques, gestion de projets ANR, de Labex ou de projets européens, etc.).

Faute de moyens pour une enquête rigoureuse et systématique, la section ne peut que se faire l’écho de savoirs pragmatiques acquis notamment lors des visites de laboratoires, effectuées avec l’AERES par deux membres du comité national, y compris un-e IT. Cette présence se révèle très fructueuse, tant sur le plan de l’analyse de la situation des IT au sein du laboratoire (notons que les chercheur-e-s des comités de visite sont en général assez peu sensibilisés au sort matériel et moral des IT et que, par conséquent la présence d’un IT est absolument indispensable) que de celle du fonctionnement général d’un laboratoire qui n’existe que par l’interrelation entre IT et chercheurs. Les observations faites lors de ces visites, appuyées et enrichies par les conclusions du rapport de Damien Cartron permettent de dégager quelques points dont l’évolution peu satisfaisante des carrières et le vieillissement de la population des IT. Des problèmes démographiques se posent avec acuité, en particulier pour la BAP D (sciences humaines et sociales), celle qui compte le plus d’ingénieur-e-s et la plus grande qualification disciplinaire, actuellement en voie d’extinction. Cette communauté se caractérise pourtant par une grande diversité des métiers (documentation, édition électronique, bases de données, lexicométrie, etc.) et par une importante production scientifique et technique (bases de données, blogs, sites web, publications électroniques, etc.).

Pour la plupart bien intégrés au monde de la recherche, les IT doublent leurs connaissances disciplinaires par des compétences techniques. Nombreux-ses sont celles et ceux qui animent des séminaires, participent aux projets collectifs, produisent et/ou publient. Le numérique rend indispensable une véritable synergie chercheurs/ingénieurs/techniciens voire une redéfinition des rôles, en tous cas une étroite coopération. Cette synergie existe dans quelques laboratoires et pourrait être plus développée, pour continuer à compenser l’absence en France de Digital Humanities Centers et impulser des projets où le numérique occuperait une place désormais nécessaire.

Faute d’un outil de mesure de leur activité du type Ribac, l’importante production des ingénieurs (publications et autres) n’est nulle part comptabilisée comme production du CNRS. Pour avoir une juste connaissance de l’ensemble des « produits » des laboratoires, il faudrait incontestablement prendre en compte ceux des ingénieurs. Le système actuel d’évaluation, différent pour les chercheurs et les IT n’est pas forcément adéquat. Une seule structure d’évaluation, du type comité national mais comprenant des représentants des divers corps de métiers, serait sans doute plus pertinente.

La diversité des activités d’un IT peut nuire à sa reconnaissance en termes de métiers. Néanmoins une des richesses incontestables du CNRS est aussi d’avoir un personnel « hybride », alors qu’une hyperspécialisation ne pourrait que l’appauvrir.

2. Sur les champs relevant de la section

D’une façon générale, la section a utilisé les recrutements dans les universités et au CNRS comme un indicateur des tendances actuelles dans les différents domaines. Il faudrait des analyses détaillées et un véritable travail d’enquête pour prendre la mesure de l’érosion des effectifs, les recrutements ne comblant pas, a priori, les départs à la retraite. Au CNRS, pour la période 2010-2014, 20 chargés de recherche ont été recrutés en histoire contemporaine pour seulement 8 en histoire moderne, et 2 à cheval sur les périodes. Ce déséquilibre n’est pas propre au CNRS. Il se retrouve dans les universités où l’histoire contemporaine est plus représentée que les autres périodes.

2.1. Histoire moderne

Parmi les 8 chargés de recherche spécialistes d’histoire moderne entrés au CNRS ces 5 dernières années, 3 poursuivent des travaux d’histoire sociale, 2 d’histoire de l’environnement, 2 d’histoire politique, 1 d’histoire religieuse, 1 d’histoire culturelle et du genre, 1 d’histoire économique et financière. Ces catégories sont bien sûr grossièrement taillées, les recherches des uns et des autres touchant à différents aspects, mais elles pointent ce qui l’emporte dans les démarches historiennes de ces chercheurs.

Dans les universités, l’histoire culturelle, l’histoire politique et l’histoire religieuse dominent dans les recrutements. Durant la même période 2010-2014, sur 45 nouveaux maîtres de conférences spécialistes de la période moderne, 18 poursuivent des travaux d’histoire culturelle, 11 d’histoire politique, 7 d’histoire religieuse, 4 d’histoire militaire et diplomatique, 5 d’histoire socio-économique, 3 d’histoire sociale, 2 d’histoire économique, 2 d’histoire rurale, 2 d’histoire des sciences et techniques, 1 d’histoire de l’environnement, 1 d’histoire urbaine, 1 d’histoire militaire (le chiffre dépasse les 45 mentionnés car certains travaux s’inscrivent dans deux démarches à la fois). Les aires culturelles extra-européennes sont peu représentées dans ces recrutements mais il faut noter des secteurs dynamiques, comme celui de l’histoire atlantique sous la double impulsion de ce courant et de l’histoire de l’esclavage, ou bien encore de l’histoire de la Méditerranée.

La nouvelle organisation de la recherche a tendance à favoriser le poids des financeurs, souvent publics, dans la définition des projets et, conséquemment, des thèses. Se sont multipliés ces dernières années les appels à candidature pour des contrats doctoraux et postdoctoraux sur des sujets de thèse ou de recherche prédéfinis. La conséquence est double : le doctorant ou le post-doctorant n’a plus la maîtrise de la construction intellectuelle de son objet et avance sur des rails déjà tracés ; au niveau plus général, sont privilégiés des sujets compréhensibles par le ou les bailleurs de fonds, ou bien susceptibles de retenir son/leur attention par des liens possibles avec le présent.

Dans ce contexte, l’histoire moderne, qui avait pu donner le « la » en matière de champs et de façons de faire, suit désormais largement des agendas qui ne sont pas les siens, issus des recherches en histoire contemporaine ou des interrogations de notre contemporanéité – qu’elles soient transmises par la sociologie, les études politiques ou la philosophie, souvent par le biais de l’importation de concepts forgés outre-Atlantique, sans que ces opérations de réception et la critique qu’implique une bonne réception soient toujours maîtrisées ou effectuées. Les approches traditionnelles d’histoire culturelle, politique, religieuse, voire d’histoire des idées, sont ainsi remises à l’honneur par l’intermédiaire de ces interrogations directement appliquées au passé, qui ne vont cependant pas sans risques d’anachronisme.

Ajoutons que cette nouvelle organisation de la recherche ne favorise pas les longues plages de travail en archives, ce qui a pour effet de favoriser des études sur des sources imprimées ou de lecture aisée, au détriment de celles exigeantes en termes de paléographie et de dépouillements d’archives manuscrites. Le CNRS a pu garder cette exigence, mais tant la difficulté de la mise en œuvre de telles recherches, peu « rentables » quantitativement en termes de publications que le faible nombre de personnes recrutées ne permettent pas de contrer ces tendances lourdes. La prédominance de l’histoire culturelle, de l’histoire intellectuelle, de l’histoire politique et de l’histoire religieuse s’explique peut-être ainsi.

Elle est aussi un effet de la fin du paradigme des Annales tel qu’il s’était construit au tournant des années 1920-1930, après tous les différents « tournants » venus des États-Unis ou ceux propres à la France. Elle signe par ailleurs l’échec d’une partie du programme de la microstoria qui ne découpait pas les objets de recherche. La réaffirmation des frontières prédéfinies ne va certes pas sans un réaménagement par rapport à ce qu’étaient ces découpages auparavant. En revanche, elle va à l’encontre de l’idée que toute histoire est une histoire totale, au sens où tout objet historique nécessite d’être analysé sous toutes ses facettes. Le retour des perspectives dites globales, quant à lui, remet en cause l’idée des « jeux d’échelles », pour reprendre le titre d’un ouvrage resté célèbre, pour poser une adéquation entre l’échelle à laquelle se situe l’analyse historique et l’échelle de son objet, ce qui est l’opposé exact des approches microhistoriques qui ont largement influencé la recherche en histoire moderne entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000 (qui n’ont pas disparu mais ne sont plus autant en vue).

De ce point de vue, la fixation perpétuelle sur ce qui se fait au niveau international (c’est-à-dire, en fait, aux États-Unis et qui est importé ailleurs), érigée en norme d’évaluation des travaux faits en France (sans se soucier par ailleurs de la qualité ou de la pertinence des approches), condamne la recherche historique française à se percevoir toujours à la traîne, et à l’être effectivement puisque les champs mis en avant par les institutions de pilotage de la recherche ne sont plus du tout pionniers lorsqu’ils sont déclarés prioritaires. Une telle fixation interdit de la sorte à l’histoire moderne et, plus généralement, à l’histoire faite en France de jouer un rôle dynamique à l’échelle internationale, quand bien même ce pays dispose de nombre de chercheurs qui conduisent des travaux tout à fait nouveaux et intellectuellement porteurs.

L’utilisation des nouvelles technologies de l’information et des données de masse a connu un accroissement considérable ces dernières années. Elle peut produire le meilleur (par exemple du point de vue de l’accessibilité des données ou des sources) et le pire (un retour au scientisme qui oublie la construction à l’œuvre dans tout corpus et toute production de nombres pour donner une valeur scientifique a priori aux données chiffrées).

Dans le paysage actuel de l’historiographie, ni le repli sur l’érudition et sur l’académisme des découpages traditionnels de l’historiographie, ni l’application directe de concepts issus de nos sociétés contemporaines, ni le retour aux errements quantitativistes passés qui résulterait d’une fascination pour l’accès à des données de masse, ne sont souhaitables pour continuer à faire de l’histoire moderne un instrument capable de fournir une compréhension critique des trajectoires qui ont mené à notre monde, et donc de notre contemporanéité elle-même.

2.2. Histoire contemporaine

L’histoire contemporaine et, plus spécifiquement celle du xxe siècle, a connu dans ses recrutements et sa pratique des mutations dont nous voyons vraisemblablement les prodromes et dont les tendances devraient se vérifier dans les prochaines années, voire sur le long terme.

Trois faits relativement massifs semblent pouvoir être dégagés pour former cette évolution. La montée en puissance des Area Studies avec une « extraeuropéanisation » spécifique, une affirmation des histoires des savoirs, des techniques et de leurs circulations, et enfin l’arrivée à maturité d’un paradigme reposant sur un recours plus ou moins large et profond à la sociologie et à la science politique comme répertoire conceptuel.

Depuis la fin des années 1990 et le début du xxie siècle, plusieurs facteurs ont convergé pour créer un mécanisme de désenclavement de l’intérêt historien. Les années 1990 ont marqué un phénomène d’européanisation de l’intérêt des historiens français avec la formation, par exemple, d’une cohorte nombreuse d’historiens germanistes ou slavisants ou de bons italianistes. À partir des années 2000, il semble bien qu’on assiste à un saut hors du continent : les recrutements, ces dernières années, de candidats africanistes, sinologues, américanisants, spécialistes de l’Amérique latine, arabisants, spécialistes des mondes indiens, s’expliquent tout à la fois par l’excellence de la formation mais aussi par le regain d’intérêt pour l’histoire impériale et pour celle des sociétés coloniales.

Ce mouvement est un mouvement de fond, il est représentatif d’une évolution globale, non spécifique à la France, qui tend au désenclavement des histoires et des historiographies nationales mais il n’est majoritaire que de justesse (13 recrutements sur 24 en histoire contemporaine sont extra-européens entre 2007 et 2013) ce qui illustre malgré tout encore la prédominance de l’historiographie européenne.

Le second mouvement observable est l’affirmation d’une histoire des savoirs et des techniques attentive notamment aux problématiques d’histoire environnementale. Là encore, le mouvement n’est pas spécifique à la France, il est observable tant dans les universités anglo-saxonnes que dans le monde germanique et scandinave. On peut y voir une volonté politique forte exprimée par les directions successives de l’InSHS ou de son devancier. Le nombre de recrutements dans ce domaine, tant sur des postes coloriés que sur des postes « blancs », montre l’existence d’un vivier français mais aussi une ouverture réelle aux institutions et personnels étrangers. Il s’agit donc là d’un domaine en forte expansion, avec le recrutement d’un certain nombre de spécialistes de questions liées à l’environnement, aux risques, à leur régulation, aux savoirs y afférant. Il convient d’être attentif à conserver l’identité historienne d’un champ de recherche par trop « colonisé », parfois, par des philosophes ancrés dans les positivités, pour reprendre les mots de Jean Toussaint Desanti, et rappeler que faire l’histoire des sciences et des techniques n’est pas en faire l’épistémologie.

Être historien ne signifie pas rester dans sa tour d’ivoire et loin s’en faut : le troisième phénomène observable sur les recrutements est l’affirmation d’une histoire très attentive aux répertoires thématiques et conceptuels issus des sciences sociales et notamment de la sociologie et de la science politique. L’affirmation de la sociohistoire, notamment, est discernable non seulement dans les recrutements, mais aussi dans les candidatures. Au moment où les instances normatives et gestionnaires insistent sur le « dépassement des frontières », sur la proximité entre disciplines, la sociohistoire, qui constitue des champs d’enquêtes communs entre histoire et sciences sociales a un capital d’innovation indéniable. Pratiquement une dizaine de candidats lauréats citaient ces travaux, et les utilisent ouvertement. Une histoire contemporaine plus « mondiale » plus attentive aux techniques, aux savoirs et à leur circulation, et sensible aux apports conceptuels des sociologies et de la science politique : tel est ainsi le portrait de ce secteur en mouvement.

2.3. État des lieux de quelques domaines

– Histoire environnementale

L’histoire environnementale est apparue en France au tournant des années 2000 comme un changement de paradigme, passant d’une histoire de l’environnement à une approche intégrant les problématiques environnementales au sein des différents champs de recherche en histoire politique, sociale, économique, culturelle, anthropologique, en histoire des sciences et des techniques, et en s’inscrivant aussi bien dans l’histoire des territoires que dans l’histoire globale, l’étude des transferts des savoirs scientifiques et techniques, des sociétés face aux risques ou de l’histoire des maladies ou du climat. Cette approche fait entendre une voix singulière dans un champ très internationalisé : par son insistance sur les dimensions sociales, économiques et politiques des processus socio-environnementaux (héritée des Annales) ; par son attention aux modalités de construction des savoirs sur l’environnement et la nature ; par la pluralité de ses influences historiographiques, venues du monde anglo-saxon mais aussi d’Italie, d’Inde, d’Amérique latine, de Russie.

D’abord menés par des chercheurs isolés, les premiers travaux ont permis dans le cadre de séminaires pionniers généraux à l’EHESS, à Valenciennes ou à Lyon, ou plus spécifiques (sur l’anthropisation des espaces naturels, sur l’héritage du communisme, ou encore sur la période médiévale ou celle de la révolution industrielle, etc.) de rassembler des équipes (par exemple le GRHEN au CRH) et de constituer des axes prioritaires dans quelques laboratoires. Une première structuration au niveau national s’est mise en place à partir de 2009 avec la création du RUCHE (Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale) – une centaine de membres désormais, en France, en Suisse et en Belgique – qui est devenu le chapitre francophone de l’ESEH, European Society for Environmental History. Financé par des centres de recherches, des établissements (EHESS, CNAM, ENS de Paris et de Lyon) et soutenu également par le R2DS, la FMSH et des collectivités territoriales, le RUCHE organise chaque année plusieurs journées d’études thématiques et un colloque qui débouchent sur des publications collectives (ouvrages, dossiers de revues, etc.). Les périodes analysées vont de la préhistoire au xxie siècle et concernent bien sûr en premier lieu la France, l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, mais traitent aussi des mondes communistes (Russie, Europe centrale, Caucase, Asie centrale, Mongolie et Chine), de l’Afrique et l’Asie essentiellement coloniales, de l’Amérique du sud et du Proche et Moyen-Orient. Une autre structuration a eu lieu autour du RTP Histoire de l’environnement, porté conjointement par l’INSHS et l’INEE (2010-2012). Des passerelles pluridisciplinaires ont été établies avec des chercheurs et des équipes venant des sciences du vivant et de la terre.

Les thématiques de plusieurs Labex, tels TEPSIS à Paris ou IMU à Lyon intègrent des axes sur l’environnement. Parmi les projets soutenus par l’ANR, on peut citer le projet Jeune Chercheur « L’histoire environnementale confrontée aux catastrophes naturelles et aux risques » (2008-2011) à l’UVSQ, le projet franco-allemand ANR-DFG « Histoire environnementale du temps présent : l’Union soviétique et les États successeurs, 1970-2000. Globalisation écologique et dynamiques régionales » (2013-2017) au CERCEC ou le projet « GOVENPRO : Pour une histoire du gouvernement de l’environnement par la propriété, Europe-USA-mondes (post-)coloniaux, fin xviiie siècle-présent » (2014-) au CRH.

L’horizon stratégique de l’histoire environnementale française passe par une ouverture encore accrue à une multiplicité d’approches et de terrains. Énormément reste à faire, en particulier, pour l’étude des continents africain et asiatique. D’où l’importance de futurs recrutements croisés avec le domaine des « aires culturelles », alimentant pour l’avenir la dynamique d’un champ encore jeune, d’autant que le vivier existe avec chaque année la soutenance de plusieurs thèses.

– Histoire des femmes, histoire du genre

L’histoire des femmes et du genre s’est développée depuis plus de quarante ans en France au sein de l’Université et du CNRS. Ces études ont pris la forme d’enseignements spécifiques ou de parcours proposés par exemple par le Centre d’études féminines et d’études de genre (CEFEG), créé en 1974 au sein de l’Université Vincennes Saint-Denis-Paris 8. À la date du rapport, l’Université Paris 8 est le seul établissement en France à proposer un Master « Genre(s), pensées des différences, rapports de sexe » et un Doctorat en Études de genre. De manière plus diffuse, dans les UMR, des axes de recherche, pôles ou équipes rassemblant des historien-ne-s des femmes et/ou du genre notamment à Paris, Lyon, Toulouse, Aix-Marseille ou encore Angers, ont été créés favorisant l’éclosion d’approches novatrices. Cependant, au regard du dynamisme théorique et institutionnel dans de nombreux pays étrangers, force est de constater l’important retard français dans ce domaine. Depuis peu, la direction de l’InSHS a amorcé une politique plus volontariste pour promouvoir les études de genre. En ce sens, un GIS-Institut du genre a été créé en janvier 2012. Celui-ci fait suite à la réalisation par la Mission pour la place des femmes au CNRS d’un recensement des chercheurs et chercheuses impliqués dans ces recherches. Ce GIS rassemble aujourd’hui 30 partenaires institutionnels et une dizaine d’UMR qui relèvent pour tout ou partie de la section 33.

Le CNRS a par ailleurs le projet de créer une UMR « Genre » dans les prochaines années, démontrant la priorité accordée à ce champ. La concrétisation de cette dynamique dans les recrutements reste cependant modeste : depuis 2007, deux postes ont été pourvus, l’un de CR2 en 2011, l’autre de CR1 en 2012. Aucun recrutement n’a concerné le xxe siècle alors que les recherches ont été particulièrement importantes. L’état des lieux des thèses soutenues en histoire moderne, en histoire contemporaine et en histoire de l’art depuis 2010 montre qu’un vivier existe, amené à s’enrichir par de nombreuses thèses dont la soutenance est prévue dans les prochaines années. Par conséquent l’enjeu pour les prochaines décennies est double : contribuer à la visibilité et à la reconnaissance institutionnelles d’un champ de recherches particulièrement novateur et dynamique, faciliter l’intégration de ces recherches au sein de la discipline historique générale, encore trop souvent frileuse à l’égard de ces travaux.

– Le fait religieux

Les remises en question épistémologiques (structuralisme, Linguistic Turn, Cultural Studies, Postcolonial Studies) des années 1970 et de l’affirmation de mouvements confessionnels quels qu’ils soient font que la place de l’étude du fait religieux à l’époque moderne et contemporaine reste souvent problématique. La tension entre l’approche sécularisée des phénomènes religieux et les expressions confessantes reste vive, même si en France l’histoire religieuse s’est en partie décléricalisée et déconfessionnalisée. Plusieurs évolutions doivent être soulignées.

Les études religieuses comparées sont encore insuffisamment prises en compte par les historiens. Ainsi, l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme oriental et les cultes polythéistes sont l’apanage des études par « aires de civilisation » ; l’islamologie y reste en partie attachée, mais elle est dominée depuis les années 1990 par la sociologie et les sciences politiques ; les études sur le judaïsme contemporain sont centrées sur l’antisémitisme, le génocide nazi, le sionisme et Israël. Une exception notable : l’histoire des pratiques religieuses et des mentalités qui bénéficie à la fois des travaux de l’anthropologie et de l’impulsion donnée par le courant de l’« histoire vue par le bas ».

Les études récentes sur le christianisme, quantitativement les plus importantes en histoire moderne et contemporaine, ont suivi partiellement les grands courants de l’historiographie. Une désaffection partielle de l’intérêt pour l’histoire quantitative ou l’histoire régionale a été accompagnée par un engouement pour des thématiques inédites ou dont l’approche a été renouvelée. Plusieurs thématiques émergent ainsi : 1) conflits, violences, résistances, solidarités ; 2) missions, colonisations, migrations ; 3) éducation, enseignement, mouvements de jeunesse ; 4) corps, soins, médecine ; 5) femmes, genre, sexualité. Parmi les thématiques plus traditionnelles de l’histoire religieuse, les études spécifiques sur les ministères religieux ou les ordres, masculins comme féminins, ainsi que la liturgie, sont désormais davantage liées aux problématiques plus générales.

Les liens noués avec l’anthropologie et la sociologie continuent d’être féconds, et s’expriment pleinement dans certains groupes de recherche comme le GSRL (Groupe Sociétés, Religion, Laïcités) de l’EPHE. Les spécialistes des champs qui ont pour objet la politique, l’économie, le social ou la culture ne prennent peut-être pas suffisamment en compte les recherches centrées sur le religieux. Les manifestations scientifiques qui ont accompagné le centenaire de la « Séparation de l’État et des cultes » ont, cependant, suscité des travaux individuels et collectifs sur la portée de l’événement impliquant plusieurs confessions en lien avec la « laïcité » et favorisant le comparatisme à l’échelle européenne. Il en est de même de travaux autour de la question de la tolérance. Il faut y voir des perspectives fécondes pour la recherche à venir.

– Histoire économique

L’histoire économique est l’un des fondements de la recherche historique en France. Son affaiblissement au profit d’une histoire sociale, puis culturelle, à partir des années 1970, a suscité la création d’un RTP en histoire économique (2007-2010) avec pour mission de dresser un état des lieux et de faire des propositions d’actions pour redonner de l’élan à la discipline. Ses conclusions ont montré une situation contrastée : un potentiel scientifique réel et résolument novateur, mais des verrous institutionnels et matériels forts, un émiettement de la recherche lié à une forte spécialisation des travaux et une réticence d’une partie des historiens français à aller sur le terrain international et pluridisciplinaire. Les pistes du renouvellement proposées passent par un déplacement des travaux qui doivent se tourner à la fois vers une dimension générale, connectée et dans un cadre global. L’histoire économique doit également s’ouvrir aux écoles étrangères et prendre sa part aux débats de la société civile sur les sujets qui la concernent : crise économique, mondialisation, désindustrialisation, controverse scientifique, agriculture, alimentation, santé, etc.

La direction de l’InSHS a amorcé une politique de recrutement plus volontariste en 2013, faisant suite à des recrutements plus anciens de spécialistes de l’histoire du crédit, de la monnaie et de la consommation, qui avaient démontré la nécessité de renouveler les thématiques de l’histoire économique en les croisant avec celles de l’histoire sociale et de l’histoire politique. À l’avenir, ces collaborations pluridisciplinaires peuvent s’étendre, comme c’est le cas à l’étranger, à la psychologie, la biologie ou encore les neurosciences. Aussi louable soit-elle, cette politique ne doit pas masquer des difficultés structurelles. L’éparpillement des forces du milieu universitaire se retrouve dans la carte de France des Labex : si les problématiques de l’histoire économique traversent les différents projets, avec une volonté de renouvellement, on ne trouve en revanche nulle part de colonne vertébrale forte qui permettrait de structurer à la fois la réflexion et les équipes. Faut-il envisager la création d’un Labex d’histoire économique ? D’autres dispositifs existent pour favoriser l’émergence d’un pôle fort : les congés thématiques de recherche ou encore l’IUF, qui a toujours soutenu les projets dans ce domaine.

L’histoire du travail (nouvelles migrations, professionnalisation, pratiques, construction des savoirs professionnels, travailleurs, etc.) apparaît comme un champ particulier à soutenir, d’autant qu’il est peu développé à l’Université, malgré un regain d’intérêt favorisé par le renouvellement des problématiques, sur fond d’échanges avec les autres sciences humaines et sociales. La nouvelle histoire du travail s’intéresse au travail comme activité et comme moment et cadre des rapports sociaux, ce qui élargit beaucoup la notion telle qu’elle était comprise auparavant.

C’est d’abord un élargissement des types de travailleurs concernés, au-delà des ouvriers, avec l’extension aux ruraux, aux cadres et employés commerciaux, administratifs ou des services, à partir de ce qui se passe sur les lieux de travail, autour des lieux de travail, en s’appuyant sur des sources diverses qui ne sont plus seulement les sources du mouvement ouvrier. La réflexion porte aussi sur la relativité et l’historicité de la notion de travail, pensée au-delà du salariat (activité socialement reconnue ou non comme travail selon les époques), sur la diversité des formes et des statuts du travail (précaires, intermittents, aux marges du salariat ordinaires, etc.).

On note aussi un élargissement chronologique, même si la majorité des chercheurs sont des contemporanéistes. De même qu’elle ne s’intéressait qu’aux ouvriers, l’histoire du travail a longtemps été chronologiquement réduite à la période de la seconde industrialisation, alors que la problématique peut être interrogée en remontant jusqu’à l’histoire ancienne. Ainsi, certains archéologues reconstituent, à partir d’expériences de laboratoire, les gestes et l’effort des sculpteurs de la Grèce ancienne.

Enfin l’élargissement est transversal. Ce qui caractérise la nouvelle histoire du travail est sa capacité à poser des questions transversales et à permettre le dialogue entre des dimensions sociales ou politiques de l’histoire jusque-là compartimentées. En ce sens, l’histoire du travail a un important rôle fédérateur à jouer, à la fois au sein de la discipline historique et entre différentes disciplines (notamment les sciences politiques et la sociologie, mais aussi l’ergonomie ou les sciences cognitives).

Parmi plusieurs thèmes neufs et fédérateurs, on peut citer les question des rapports entre travail et domination, c’est-à-dire la question de la mise au travail et des contraintes (pourquoi et comment accepte-t-on de travailler ?) en rapport avec les systèmes économiques et politiques dominants ; des migrations du travail ; du lien entre travail et santé (avec des psychologues notamment), du travail et de la qualité du travail ; du droit et des constructions normatives issues du travail lui-même ; des usages du politique (celui-ci n’étant plus pensé comme un fait descendant, mais à travers les usages qu’en font les travailleurs acteurs de leur politisation) ; du « hors travail » (séparations entre travail et non travail, notamment la manière dont les rapports de domination se trouvent projetés en dehors du travail et inversement).

Témoin de cette dynamique en cours, une nouvelle Association française pour l’histoire des mondes du travail (AFHMT), regroupant principalement des universitaires, a été créée en juin 2013. Membre fondateur du Réseau européen d’histoire du travail (European labour history network) et de son conseil de coordination, l’AFHMT entend coopérer avec les associations françaises et étrangères dont les objectifs croisent les siens et renforcer les liens entretenus avec les centres détenteurs de documentation et d’archives. Bien implantée en Europe, notamment en Europe du nord, de l’Est et du Sud, l’association reste mal reliée à la Global Labor History, restée trop centrée sur l’histoire du travail ouvrier.

Une autre orientation – que l’on pourrait presque qualifier d’autre école autour de chercheurs du CNRS et de l’EHESS – s’intéresse aux rapports entre travail libre et travail forcé sur la longue durée, au-delà des traditionnelles dichotomies. Il s’agit aussi de casser les traditionnelles divisions disciplinaires qui produisent soit un discours où « l’Occident » reste au centre, « l’Occident » ou les interactions avec lui, soit un discours circonscrit à une aire culturelle. L’ambition est de remodeler la manière même de penser le travail, ce qui nécessite bien entendu une large collaboration entre différentes disciplines ainsi qu’entre des spécialistes d’aires culturelles différentes.

En dépit du renouvellement de ses thèmes et de son rôle moteur dans l’invention méthodologique actuelle, l’histoire du travail reste encore une histoire subalterne et rare, notamment pour les aires culturelles non-européennes, à l’exception des anciens espaces coloniaux. Il s’agit donc là d’un domaine à soutenir pour préserver le leadership européen sur une question qui fait partie des axes prioritaires de l’InSHS et pour laquelle il existe un important vivier de jeunes docteurs.

– Histoire de l’esclavage

À la suite d’un constat de carence effective ou d’invisibilité de ces thématiques dans l’université et la recherche françaises mais aussi d’événements et de débats sociétaux sur la diversité ou l’identité de la France, l’esclavage et le fait colonial et impérial (comprenant à la fois les questions coloniales et postcoloniales) sont des domaines qui se sont ouverts à la recherche des jeunes en formation et des chercheurs confirmés ces dix dernières années. Le bilan est pourtant contrasté selon les spécialités et les disciplines.

Les thèses soutenues ou en cours apportent des éléments de réflexion. Si le nombre total de thèses ayant pour mot-titre ou mot-clé « esclavage » ou « esclave(s) » s’est réduit (de 36 de 2005 à 2010, contre 27 de 2010 à 2014), mais avec une augmentation de la part de l’histoire (un tiers des thèses soutenues contre un quart auparavant), les thèses portant sur le « colonial » ou « postcolonial » sont passées de 40 à 69 pour les périodes considérées, avec un repli de l’histoire (40 % contre 50 %).

Cette différence entre les deux domaines s’explique, pour partie, par les outils, issus des universités anglophones, qui sont saisis pour travailler, en particulier, les questions du « colonial ». En effet, dans ce domaine, la critique littéraire et les théories textuelles ont pris le pas sur les approches historiques et sociologiques. Les Cultural Studies, ou plus particulièrement les Subaltern Studies, les Post-Cultural Studies ont discuté les méthodes traditionnelles de l’histoire écrite à partir des archives et les ont mises en rapport avec les visions du passé portées par la tradition populaire et la mémoire collective (avec un questionnement sur les héritages de la relation et de la violence coloniales et en font un facteur explicatif de la construction des identités modernes).

La recherche historique française est restée jusqu’à présent imperméable à ces outils venus d’Outre-Atlantique car, pour une part, dominait le sentiment que la microstoria et l’histoire orale étaient des outils plus anciens et aussi performants. Pourtant, plus récemment, une nouvelle génération de chercheurs a remobilisé la notion de « situation coloniale » de Georges Balandier (1951, Cahier de sociologie) qui en avait démontré le caractère de « fait social total ». À partir d’études des terrains coloniaux et de « situation d’esclavage », la recherche s’est attachée ces dernières années à analyser la capacité d’agir, l’« agentivité » (l’agency), la compétence des acteurs des sociétés coloniales, elle analyse leurs stratégies collectives de manipulation vis-à-vis de la domination, notamment dans le cadre normatif du droit. La recherche s’est saisie également de la distinction entre les dimensions coloniales et impériales et a creusé le sillon de l’histoire atlantique, connectée, croisée, de l’histoire globale…

Un renouvellement paradigmatique et un élargissement thématique et temporel sont ainsi à l’œuvre dans la recherche historique. Les habilitations à diriger les recherches qui ont eu lieu ces cinq dernières années devraient attirer vers l’histoire des thèses qui précédemment auraient été enregistrées en anthropologie, voire en sociologie, en sciences politiques ou études littéraires…

Les recrutements au CNRS comme dans les universités, pour partie, reflètent ce changement mais ce résultat s’appuie sur un nombre dérisoire de chercheurs et d’enseignants-chercheurs. Sur la thématique de l’histoire coloniale, le CNRS a recruté un plus grand nombre de chercheurs que sur l’esclavage (aucun recrutement) ou le post-esclavage (1 recrutement sur Haïti et l’histoire de l’art en société post-esclavagiste ; 1 autre sur les migrations de travail postérieures à l’abolition de l’esclavage dans les Caraïbes). Pour ce dernier thème, il est à souligner le vieillissement du groupe des chercheurs CNRS travaillant de façon transversale sur l’esclavage (1 départ à la retraite cette année, 1 autre proche de la retraite, 2 chercheurs seniors).

Les recrutements et affectations sont très fortement sectorisées : Université de Nantes ; Université des Antilles ; Université de Paris I et Paris IV ; l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, les ENS, Aix-Marseille II, bien que certains chercheurs spécialistes de ces questions soient dans d’autres universités (Lille III, Rennes 2, Le Havre, Limoges).

Pourtant, malgré un nombre restreint de chercheurs, notamment sur la question de l’esclavage, le champ semble très dynamique. Cela s’explique par deux raisons. La première, est que des réseaux de recherche internationaux se sont créés autour de cette question comme le projet EURESCL (7e PCRD) ou encore le projet STARACO (région des pays de la Loire/université de Nantes) ou enfin le Laboratoire International Associé du CNRS (CIRESC). Ils organisent de nombreux événements scientifiques avec une approche croisée et multidisciplinaire et soutiennent la recherche pré et postdoctorale, ce qui permet aux étudiants d’acquérir une expérience dans des universités étrangères. La seconde tient à l’inclusion plus systématique des questions relatives au colonial et à l’esclavage dans des recherches plus générales – hors des réseaux cités - : le travail et la « race », par exemple. L’esclavage est aussi travaillé plus régulièrement dans d’autres aires culturelles (Afrique, Maghreb) que celle des Amériques. Même si « l’esclavage atlantique racialisé » s’est peu imposé comme sujet propre d’études, et si les caractéristiques et les catégories propres des différents systèmes d’esclavage ne sont pas assez approfondies, le sujet se diffuse. Le risque est de le voir se diluer par manque de vigilance sur les catégories de description et d’analyse.

2.4. Histoire de l’art

Pratique ouverte et parfois même éclatée, l’histoire de l’art, malgré une très grande visibilité sur la scène publique, des rénovations des musées aux phénomènes expositions en passant par la mise en orbite de l’Institut national d’histoire de l’art, peine à se faire reconnaître comme discipline, que ce soit dans les instances officielles ou les catégories du savoir (la liste des revues SHS de l’AERES 2009-2012 comme l’ANR en 2014 l’ignorent par exemple totalement…).

Ses objets et ses discours (de l’anthropologie sur des artefacts à la sémiologie du visuel) la placent au centre de l’épistémè actuelle et elle a dû se renouveler fortement : les dialogues plus poussés avec les autres sciences humaines ou la globalisation remettent en cause légitimement la prédominance des hiérarchies traditionnelles. Entre l’étude des objets, en lien avec les lieux de conservation et le marché de l’art (la monographie avec le catalogue raisonné reste un outil fondamental, également pour les artistes contemporains), l’histoire socio-culturelle des pratiques artistiques (création, médiation, réception) et les théories de l’image, l’histoire de l’art couvre un vaste champ de pratiques intellectuelles qui attirent un nombre croissant d’étudiants et de chercheurs.

Pour accompagner cette extension disciplinaire et quantitative, les recrutements tant à l’Université qu’au CNRS ne sont pas suffisants. Le nombre de postes de maîtres de conférences ouverts à l’Université en histoire de l’art pour les périodes moderne et contemporaine a ainsi diminué de moitié entre 2011 et 2014, passant de 9 à 5. La seule UMR en histoire de l’art est en train de voir ses effectifs de chercheurs CNRS passer de 9 à 3. Les recrutements de chargés de recherche au CNRS entre 2007 et 2013 sont environ (certains cas relevant à la fois de l’histoire et de l’histoire de l’art) 6, c’est à dire moins d’un par promotion. En revanche, ils sont venus compléter utilement les recrutements universitaires, s’inscrivant dans des champs (histoire socio-culturelle de l’art, historiographie, période moderne) souvent peu couverts. Deux concernent des aires culturelles non européennes.

Mais le point le plus faible sans doute de la situation actuelle pour le CNRS est la politique territoriale. Institutionnellement, les deux seules unités CNRS liées à l’histoire de l’art (1 UMR, 1 USR) sont implantées à Paris. Surtout, alors que, à la date du précédent rapport, au moins 3 UMR hors de Paris (IRHIS, LARHRA, CESR) avaient deux ou trois membres du CNRS en histoire de l’art, presque tous les chercheurs sont désormais dans des laboratoires parisiens. Cette concentration reflète en partie un état de la recherche, (INHA, les 2 seules UFR et écoles doctorales en histoire de l’art sont parisiens), et aussi des ressources (bibliothèques, musées). Mais ce n’est pas une situation inéluctable : le RTP Visual Studies et le cluster Sciences et cultures du visuel à Lille 3 (IRHIS) ou le programme Architectura au CESR de Tours démontrent qu’un ou deux chercheurs bien implantés dans un laboratoire peuvent, même hors de Paris, créer des dynamiques intellectuelle de travail collectif. En histoire de l’art, le CNRS risque de devenir uniquement parisien. Cette situation est d’autant plus regrettable que les ressources et les collaborations locales sont multiples, du traditionnel musée des beaux-arts aux musées de civilisations, aux centres d’art contemporain ou aux institutions patrimoniales (le service de l’inventaire dans chaque région). À cet égard, le Centre Chastel a montré combien une UMR en histoire de l’art pouvait susciter des programmes (et obtenir des financements complémentaires) avec les différents acteurs locaux (et à l’échelle internationale, l’USR InVisu est un exemple de la façon dont une équipe française peut s’intégrer dans des grands projets de recherches européens).

Sans céder aux effets de mode justement dénoncés ailleurs dans ce rapport (l’histoire de l’art en France aurait d’ailleurs bien besoin d’un bilan, et de dialoguer plus avec les chercheurs en Allemagne, ce qui a déjà été mené grâce au rôle du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris et à des programmes ANR-DAAD), il semble important que le CNRS continue des recrutements dans l’histoire et l’analyse du visuel.

Une telle politique permettrait de créer des dynamiques intellectuelles dans les laboratoires hors de Paris et d’enrichir les enseignements. Des liens plus forts avec les musées, des programmes internationaux devraient susciter des postes dans différentes aires culturelles peu explorées. Un plus grand nombre de structures contractuelles temporaires (GIS, GDR) sont nécessaires pour constituer des réseaux nationaux, afin de créer de nouveaux outils pour la discipline à l’ère du numérique (que ce soit pour le traitement des images ou des documents anciens) et stimuler de nouvelles approches (arts et sciences, études de genre, histoire des cultures visuelles et objectales, micro-histoire…) Même à effectif réduit, le CNRS peut jouer un rôle moteur dans la recherche en histoire de l’art, aux côtés de l’INHA, des musées ou de l’Université.

2.5. Les aires culturelles

Il convient de commencer par redéfinir la notion « d’aire culturelle » : il s’agit en effet d’une notion qui s’impose dans les sciences sociales au milieu du xxe siècle, c’est-à-dire à une époque où commence à être remise en question l’approche européocentrée à vocation universaliste née avec les Lumières. Elle va de pair aussi avec la domination européenne via les empires coloniaux et le développement des connaissances sur les cultures de l’« Autre ». D’où les apports des « nouvelles disciplines » telle que l’anthropologie. L’aire culturelle se présente donc comme un outil qui facilite le classement des « autres » par rapport à une Europe qui se perçoit comme le centre. Elle va structurer la recherche française au cours du xxe siècle en de grands espaces au sein desquels cohabitent diverses disciplines des sciences sociales, dont l’histoire. Tel est le cas du monde ibérique et de l’Amérique latine, de l’Amérique anglo-saxonne, de l’Asie, de l’Afrique…

Une question s’impose cependant, celle de savoir si cette structuration est toujours pertinente. Trois types de problèmes se posent en effet :

– cette structuration est très « franco-française » : les « areas studies », « regional studien » ou « estudios regionales » ne recoupent pas tout à fait la définition française d’aire culturelle ;

– l’impact des circulations contemporaines dans la définition de ces aires se traduit par des remises en cause des « aires culturelles » traditionnellement admises. Ex : l’« Amérique latine », qui constitue en réalité aujourd’hui la première minorité en Amérique du nord.

D’où une incitation à remettre en cause l’usage des aires culturelles afin de favoriser des approches géopolitiques larges : tel a été le cas de l’Amérique avec la création du GIS IDA au début des années 2000. Le propos est désormais de poser des questions en insistant sur les « circulations » à échelle d’un continent. Mais n’est-ce pas introduire et soumettre l’analyse des réalités latino-américaines à la domination-attraction de l’Amérique du Nord sur le reste du continent ?

La redéfinition des « frontières » des aires culturelles se trouve confrontée à l’émergence d’un nouvel ordre politique mondial, qui se traduit par des décloisonnements et des aménagements de nouveaux ensembles. Comment en rendre compte ? Les orientations des recrutements récents et les problèmes qui se posent pour certains espaces ont déterminé le choix des quelques aires présentées ici, faute ici encore de pouvoir tendre à l’exhaustivité.

– Études ibériques/latino-américanistes

Dans ce contexte particulier de redéfinition actuelle, comment se situent les études ibériques et ibéro-américaines ?

Bien que dynamiques par leur production en termes de publications y compris sur des supports à vocation internationale, les études ibériques et latino-américaines souffrent, comme toute aire culturelle, de la crise en matière de recrutement de jeunes chercheurs. Concernant l’Amérique latine, l’incitation au regroupement dans des UMR abordant l’ensemble des « Amériques » tend par ailleurs à diluer les problématiques américanistes en fonction de thèmes porteurs, telle que l’histoire atlantique (à la définition trop souvent dérivée de l’historiographie nord-américaniste, d’où la discussion autour de ce nouveau type d’histoire « impériale ») ou l’histoire de l’esclavage. Les comparaisons à l’échelle du continent ne sont pas nécessairement pertinentes. Les liens avec l’Europe, pourtant essentiels, sont souvent sous-estimés, sauf exceptions notables.

Dans le même ordre d’idées, on constate un glissement des thématiques abordées vers le contemporain, voire le très contemporain, l’histoire moderne de l’Espagne comme celle de l’Amérique espagnole apparaissent alors sinistrée, suivant en cela le panorama moderniste universitaire, qu’il s’agisse des recrutements et du renouvellement du vivier ou des chercheurs en poste. L’adoption de l’orientation « Amériques » joue un certain rôle dans ce déclin, malgré l’insistance mise sur le thème des « circulations », tout à fait pertinent pour la compréhension de l’époque moderne et le renouveau de certains thèmes certes classiques (commerce, relations économiques) mais renouvelés par le biais d’approches aussi diverses que l’histoire des élites, des réseaux, de la frontière ou de la négociation.

L’histoire visuelle, bien que non systématiquement revendiquée dans les recherches récentes, joue un rôle majeur, confortant l’option contemporanéiste ou du temps présent adoptée par certains travaux récents, principalement des thèses. Les commémorations récentes, des bicentenaires des indépendances, ou des révolutions d’indépendance (ce qui inclut l’Espagne) ont contribué au renouvellement des problématiques d’histoire sociale (par la prise en compte des secteurs populaires et du monde métis) et politique (formation de l’État-nation, thématique redondante de certains centres), plus rarement de l’histoire culturelle. Mais, là encore, et sauf exception notable, les publications se sont signalées par des contributions collectives dont l’unité réflexive laisse parfois à désirer, ou rejoint là encore un thème à la mode sur le long terme, celui des révolutions revisitées, que l’on juxtapose sur le long terme et dans l’espace sans analyse véritable.

À noter la confirmation du courant d’histoire des émotions ou sensibilités, aussi bien concernant les Amériques (notamment à l’endroit du Chili, Mexique, Brésil, Argentine, Paraguay ou Venezuela) que l’Espagne et le Portugal. Paradoxalement, l’intérêt suscité par ce courant – et non démenti… à l’étranger – ne se retrouve cependant plus dans les programmes des centres « américanistes », centrés sur des thématiques « continentales » et tributaires d’historiographies unificatrices.

À noter enfin que le CNRS a, malgré tout, joué un rôle essentiel dans le recrutement de jeunes chercheurs prometteurs ayant fait le choix de commencer leur parcours professionnel « exilés », c’est-à-dire sur le terrain en Amérique latine, où ils ont gagné une reconnaissance réelle. Leur présence en France devrait ainsi contribuer à renouveler cette aire culturelle, d’où l’enjeu de ce type de recrutement, à même de transcender le « modèle » américaniste franco-français évoqué plus haut.

Encore faut-il que ce dynamisme trouve une réponse dans la gestion des laboratoires d’accueil : à l’exception de quelques grands regroupements à vocation américaniste nord-sud, la spécificité du domaine ibérique (Amérique latine, Espagne Portugal) est désormais rarement prise en compte. Même dans ce cas, a priori plus favorable, les recherches croisées péninsule ibérique – Amérique latine ne sont absolument pas valorisées, malgré l’intérêt scientifique et heuristique évident qu’elles présentent. À l’inverse de cette tendance aux cloisonnements, les choix faits par la Casa de Velázquez et son EHEHI (École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques) cherchent au contraire à mettre en avant les circulations à l’échelle atlantique entre la Péninsule et ses extensions américaines et/ou africaines.

– Moyen-Orient et mondes musulmans

Le recrutement continu de chercheurs en histoire et en anthropologie des sociétés des mondes musulmans s’est effectué ces dernières années – au CNRS comme à l’Université – au détriment de la philologie, de l’islamologie, de la littérature et de la linguistique. Le bilan des études moyen-orientales est marqué par le déclin de la philosophie, de l’histoire des textes et de l’étude des littératures arabes et persanes notamment. À l’Université comme au CNRS, le niveau de formation en langues de travail (au premier chef l’anglais, outil de diffusion incontournable et pourtant encore insuffisamment maîtrisé et employé par les chercheurs français) et en paléographie est préoccupant. Un décalage s’accroît entre la recherche et l’offre de formation à l’Université d’une part, et le niveau généralement élevé des chercheurs français, par ailleurs bien insérés dans les réseaux internationaux, d’autre part. Pour ce qui concerne le périmètre de la section 33, il faut reconnaître que le printemps arabe a révélé le recul ou l’absence de domaines de spécialité tels l’économie politique, l’histoire économique, voire l’histoire politique.

Les activités des chercheurs sont compromises par les difficultés qui pèsent sur l’accès aux sources, en liaison avec l’état des régimes politiques de la région et la poursuite de conflits sanglants ou larvés. Il faut ajouter à cela les problèmes de conservation documentaire et d’identification des fonds dans les pays de la zone (exception étant faite de la Turquie où d’importants efforts ont été entrepris en matière de catalogage et de numérisation), auxquels ne saurait suppléer l’exploitation des ressources (souvent riches malgré des moyens réduits) de bibliothèques universitaires françaises et européennes. Quant à la formation de jeunes chercheurs, les politiques restrictives d’attribution de visas et les complications administratives de tous ordres compromettent les possibilités de séjour d’étudiants étrangers sur le territoire. Plusieurs institutions parisiennes maintiennent des programmes de recherche (l’EHESS et son institut spécialisé, l’IISMM, l’EPHE et le Collège de France où existe une chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, Paris I, Paris IV et Paris VII, l’INALCO). Ailleurs, le nombre des postes à l’Université s’est réduit : si les établissements de Lyon, Aix-Marseille ou Strasbourg s’efforcent de préserver leur offre d’enseignement, mais souffrent d’un déficit croissant en enseignants HDR, les EA de Nice, Toulouse ou Bordeaux n’accueillent plus de chercheurs spécialistes de ces terrains. De même, on ne manquera pas de déplorer la disparition d’équipes spécialisées (CHIC à Paris IV, URBAMA à Tours) et de constater que partout les spécialistes sont intégrés à des programmes interdisciplinaires et participent à des ANR, des GDRI ou des LABEX (notamment LABEXMED à Aix et RESMED à Paris), sans toutefois parvenir à maintenir leurs spécialités de Master.

Il faut se féliciter du dynamisme des UMR consacrés aux sociétés culturelle (IREMAM, Monde indien ou iranien, CETOBAC, CASE, CEIAS, Orient et Méditerranée, GREMMO) qui ont bénéficié du recrutement de plusieurs CR par la section 33 entre 2007 et 2013 (4 Maghreb et Monde arabe, 1 Iran, 1 Empire ottoman, 2 Asie centrale). Cela dit, cette politique de recrutement n’aura pas suffi à modifier l’état des lieux : si les études médiévales se sont maintenues à un niveau acceptable (notamment pour ce qui concerne les mondes arabe et iranien), certaines aires de l’histoire contemporaine sont désormais sinistrées alors qu’elles occupaient auparavant une position centrale. Il en est ainsi de l’étude des mondes maghrébins, de l’Iran ou de l’Asie du Sud-Est dont les spécialistes compétents, hors de l’INALCO, ont en partie disparu des institutions universitaires, sans que ces dernières aient participé au redéploiement de la recherche vers des sujets (histoire religieuse) ou des zones (le Caucase et l’Asie centrale) plus étudiés qu’auparavant. À l’Université, les africanistes (au sein de l’IMAf en particulier) s’ouvrent à l’étude des mondes musulmans, alors que les rares enseignants-chercheurs historiens de l’Inde, du Pakistan, ou de l’Asie du Sud-Est n’ont d’autre choix que d’orienter leurs étudiants vers des sujets d’histoire coloniale ou de relations internationales. Quant à l’InSHS, il n’offre pas encore les cadres favorables au décloisonnement des aires culturelles (les chercheurs de l’IREMAM restent majoritairement des arabisants, ceux du CETOBAC des turquisants). Enfin la politique de rapprochement entre les UMIFRE (dont l’avenir reste incertain à Sanaa, à Téhéran, à Damas, voire au Caire ou à Istanbul) et l’INSHS peut certes contribuer à la formation sur place de nouveaux spécialistes. Mais les chercheurs qui y travaillent sont désormais attirés par des carrières internationales et n’envisagent pas toujours de se présenter aux concours de recrutement.

– Asie

Le maintien de chercheurs du CNRS au sein des UMR travaillant sur les aires culturelles asiatiques n’est plus assuré : les départs massifs à la retraite des agents du CNRS engagés dans les années 1970 ont entraîné ces quatre dernières années des diminutions d’effectifs de l’ordre de 50 %. Pour certaines aires culturelles comme le Japon, les chercheurs CNRS sont une espèce en voie d’extinction. Pour plusieurs autres, la moyenne d’âge des chercheurs en activité est élevée, et le CNRS est à l’heure actuelle incapable d’assurer à court et moyen terme un renouvellement des générations.

Le CNRS en effet n’a pas su mettre en place depuis les années 1990 une politique de recrutement cohérente sur les aires culturelles asiatiques (près d’une dizaine d’équipes). La suppression de la section « orientaliste » du Comité national a fait porter le poids des recrutements réguliers sur la seule section 33, alors que les UMR sur l’Asie comptaient jusqu’à récemment encore dans leurs rangs des linguistes et des philologues, des anthropologues, des sociologues, des politistes ou des experts du droit, des économistes, des spécialistes des religions, et bien sûr des chercheurs sur les périodes anciennes, antiques ou médiévales (qui n’existent pas que dans l’histoire occidentale), voire préhistoriques. Se décharger de la responsabilité d’assurer le renouvellement des équipes sur l’Asie sur la seule section 33 ne peut conduire qu’au rétrécissement, voire à la disparition effective des chercheurs du CNRS au sein d’UMR, où l’interdisciplinarité était une réalité quotidienne, et à une diminution dramatique des domaines couverts par la recherche.

Il n’y aura pas de solution sans une politique volontariste, continue et ciblée de l’InSHS. Puisque la résurrection d’une section orientaliste n’est pas à l’ordre du jour, le CNRS a en effet besoin d’un pilotage qui impose, par des directives précises, à toutes les sections des sciences humaines et sociales d’assumer leurs responsabilités en recrutant pour les laboratoires « Asie » dans leurs champs respectifs. Étant données les compétences rares recherchées (en particulier à cause des indispensables exigences linguistiques), les recrutements devraient être envisagés non pas d’une année sur l’autre, mais avec des objectifs à atteindre sur plusieurs années (par exemple pour la durée du mandat d’une section), en définissant des priorités par aires culturelles.

Cette politique générale de recrutement, qu’il faudrait définir en consultant les UMR et le comité national, nécessiterait la présence de spécialistes des aires asiatiques dans plusieurs sections du comité national en dehors de la 33 et, sans doute, une politique de coloriage pouvant susciter des candidatures de spécialistes étrangers. La politique volontariste vis-à-vis des aires culturelles engagée par le comité national dans les années 2000, mais qui ne concernait que la 33 et qui a marqué le pas ces dernières années, devrait donc être étendue aux autres champs des sciences humaines et sociales. Il est évident qu’on doit tenir compte des spécificités entre des aires culturelles si diverses, et des évolutions différentes de leurs problématiques dominantes : par rapport aux années 1970 par exemple, on forme moins de spécialistes du Japon en ethnographie, mais celle-ci continue à être très active pour l’Asie du sud et du sud-est, ou sur le Tibet ; les problématiques d’histoire connectée englobant Chine, Corée, Japon, et parfois au-delà, se sont développées ; l’Océan Indien, jusqu’aux rives africaines et du Moyen-Orient, est devenu un objet de réflexion pour les recherches sur le commerce asiatique, etc. On constate pour la Chine et le Japon, une tendance globale, depuis la fin du xixe siècle, à une présence moindre des périodes modernes (ou « prémodernes ») et de l’histoire sociale ou économique, au profit de la période contemporaine (histoire de la Chine républicaine en particulier) et des études politiques, alors que les travaux sur l’Asie du sud-est ou le Tibet concernent de plus en plus fréquemment des périodes entre les xve et xixe siècles. On remarque, d’autre part, un renouveau des études portant sur la place des religions, qu’il s’agisse d’histoire, de sociologie ou de politique. Parmi les chercheurs travaillant sur l’Asie du sud orientale, l’histoire des sciences, des techniques, les problématiques de transferts culturels ou de technologie, ont par ailleurs pris leur essor. Les problématiques traitées dans ces « aires culturelles » se rapprochent en réalité fréquemment de questionnements actuels de l’historiographie occidentale : histoire coloniale pour le Japon contemporain, histoire impériale ou histoire connectée pour l’Inde moderne, place centrale de la Chine dans la « World history ». Mais les champs de recherche n’ont pu être que très partiellement actualisés au CNRS, pour le Tibet et le Cambodge par exemple.

Inutile de rappeler que la demande sociale concernant la connaissance sur les aires asiatiques ne faiblit pas, bien au contraire, et que la place qu’occupent désormais certaines d’entre elles dans notre quotidien économique, politique ou culturel, est sans commune mesure avec ce qu’elle était il y a quelques décennies seulement. Étant donnée la déficience universitaire dans ces domaines (car l’enseignement des langues demeure souvent la priorité), le CNRS demeure un acteur essentiel de la recherche sur les aires culturelles asiatiques, par son soutien financier et logistique, par l’existence des UMIFRE, par son habitude à coopérer avec des établissements étrangers, par les opportunités pour monter des programmes de recherches qu’il propose. Ces atouts pourraient cependant être encore mieux exploités en ouvrant davantage les UMIFRE aux chercheurs titulaires des UMR non-membres du CNRS. La coopération du CNRS avec des établissements qui demeurent des acteurs-clefs pour la formation à la recherche sur l’Asie, comme l’INALCO, devrait aussi être améliorée : outre l’augmentation du potentiel de la recherche qu’on peut attendre d’une association plus étroite de cet établissement à la politique du CNRS, elle devrait avoir aussi des effets bénéfiques sur les possibilités de recrutement de jeunes chercheurs par le CNRS, toujours facilité quand ce dernier a été associé au cursus de doctorat.

3. La question des humanités numériques

L’incitation de l’InSHS à développer ce domaine, notamment par des coloriages lors des concours de recrutement, a amené la section à faire un état des lieux. Outre la définition du domaine (de l’ordre de l’outil technique ou de la réflexion épistémologique transformant la discipline), se pose la question du vivier disponible et d’une démarche nécessitant un cadre collectif, alors qu’il est difficile pour les unités de lancer des projets sans visibilité ni sur les recrutements, ni sur les affectations.

On note une communauté grandissante de chercheurs sensibles aux problématiques des humanités numériques, avec une majorité d’autodidactes parmi ceux capables d’utiliser des outils logiciels complexes. La généralisation de compétences dans des domaines comme le codage et l’extraction de données doit passer par une offre de formations ad hoc. En outre, les historiens français sont peu présents sur les réseaux sociaux recomposés, où il est aujourd’hui possible et souhaitable de faire connaître ses travaux et de débattre à un niveau international.

Un questionnaire adressé à tous les directeurs des unités relevant de la section a inspiré les quelques remarques qui suivent. On peut, dans l’ensemble, et au vu des réponses, considérer que le numérique a été intégré par la plupart des laboratoires, de même qu’il existe une réelle sensibilité à l’archivage pérenne. Certains de ces laboratoires ont développé des outils extrêmement ingénieux dont l’usage témoigne d’une parfaite intégration des sciences sociales aux nouvelles technologies. Dans le cas du LARHRA où est encouragée la capacité des historiens à maîtriser des outils technologiques pour faire évoluer leur discipline, le pôle méthode s’est transformé en pôle « histoire numérique ».

Ces usages du numérique se manifestent à travers le nombre croissant de sites dynamiques, les nombreuses créations de blogs (Hypothèses a un incontestable succès), le large usage fait des logiciels bibliographiques, des grandes bases de données en ligne (on signale néanmoins le risque d’une nouvelle fracture numérique dans certains domaines, lié aux coûts des grandes bases nord-américaines). La réalisation de bases de données en ligne, de même que la publication en ligne des revues ou ouvrages se généralisent également. Les pratiques d’encodage type TEI commencent également à être connues et pratiquées.

Côté bibliothèques et archives, si les inventaires de bibliothèque sont la plupart du temps informatisés, voire, ce qui est souhaitable, intégrés au Sudoc, il n’en est pas de même pour les archives, pas toujours inventoriées et très rarement selon les normes, alors même qu’il existe maintenant des outils comme Calames qu’il est possible d’utiliser dans le monde de la recherche.

Certaines revues d’histoire et non les moindres sont encore concernées par cette question. Toutes ne sont pas (complètement) numérisées, ne sont pas en accès libre (dans le cas d’éditeurs commerciaux), ou conservent une barrière mobile trop importante (plus de deux ans), ce qui limite considérablement la diffusion des travaux de recherche et leur insertion dans le débat international. L’importance des grandes plate-formes numériques comme Revues.org ou Persée apparaît incontestable. Il faut donc là aussi développer encore ces plate-formes qui jouent maintenant un rôle incontournable.

Marin Dacos et Pierre Mounier font néanmoins le constat de la faiblesse de la présence française dans les instances internationales, de même que l’absence dans le paysage de l’équivalent des Digital Humanities Centers américains, qui regroupent chercheurs, techniciens et ingénieurs dont les compétences sont mises au service des projets de la communauté scientifique. En France, s’il existe de grandes infrastructures centralisées (plate-formes numériques, TGIR Huma-num), l’offre proposée et le rôle joué par ces grandes infrastructures restent encore bien flous et leurs moyens limités. La communauté gagnerait à savoir quoi en attendre, quand et comment faire appel à elles. C’est le cas notamment avec le TGIR Huma-Num, dont l’équipe semble trop réduite, de même que les moyens pour répondre à des besoins immenses. Il faudrait également avoir une stratégie plus claire en ce qui concerne la complémentarité avec les MSH, et/ou avec les universités en particulier en matière de formation des étudiants. On peut néanmoins signaler que l’université de Paris 1 a créé un Pôle Informatique de Recherche et d’Enseignement en Histoire, qui forme des étudiants jusqu’au doctorat.

La section souhaite voir développer l’offre en formation au niveau du CNRS, sur le modèle de celle proposée sur la gestion des projets numériques, avec des formations communes aux IT, aux chercheurs, et aux enseignants-chercheurs, car le numérique implique de travailler plus étroitement ensemble. Elle ne peut que soutenir cette démarche aussi dans les cursus de formation des étudiants. Le rôle du TGIR dans ce dispositif est essentiel ainsi que le rôle réciproque des diverses institutions de recherche en matière de numérique. Pointée dans le rapport Dacos-Mounier, le décloisonnement autant que possible des différents métiers de la recherche est souhaitable, afin de favoriser les relations chercheurs-IT.

Cibler des postes « humanités numériques » semble encore prématuré, faute d’un vivier suffisant. En revanche, encourager la formation à ces compétences, avec une offre importante qualitativement et quantitativement semble la voie à suivre, pour les étudiants comme pour les chercheurs et les enseignant-chercheurs. De même, développer au niveau des TGIR, des possibilités d’aide efficace en renforçant les équipes est une des solutions possibles.

Revues et publications

La question des revues et publications est un sujet pour lequel la section ne disposait d’aucun indicateur quantitatif ou qualitatif fiable. Les critiques portées contre les listes ERIH et AERES en ont souligné les faiblesses. À l’échelle du périmètre de la section, on ne peut que souhaiter qu’un travail solide et approfondi soit mené pour comprendre la richesse des productions.

À sa session d’automne 2013, la section a eu à évaluer une soixantaine de demandes de subvention de revues relevant de son champ. En très grande majorité, les avis émis étaient favorables ou très favorables du fait de leur dynamisme, de leur rayonnement et de leur qualité. Néanmoins, de nombreuses revues se sont vues notifier des diminutions, des suppressions ou des refus de moyens et de personnels. Alertée par les directeurs de publication, la section a émis deux motions devant ce qui menace nombre de revues de SHS. Cette absence de soutien du CNRS pénalise d’autant plus ces publications que ce soutien constituait souvent une condition sine qua non pour obtenir d’autres aides d’organismes et d’institutions publiques et privées, et un signalement international.

La section a demandé instamment à être informée des réponses faites aux revues ainsi que des modalités et des critères d’attribution du soutien par l’InSHS. Elle a émis le souhait que les revues puissent se prévaloir à nouveau du label scientifique CNRS, accordé par l’InSHS sur la base des avis favorables de la section. Ce label, à destination de la communauté scientifique et des autres instances d’évaluation françaises et internationales, constituerait la reconnaissance de leur qualité et de leur intérêt pour la recherche.

À l’heure où l’inflation de revues aux modèles économiques opaques, non contrôlées par des institutions universitaires, non conformes aux standards des bonnes pratiques scientifiques, constitue un problème récurrent, le rétablissement d’un label « CNRS » constituerait un signal fort adressé à la communauté scientifique internationale.

La situation des revues peut traduire l’état d’un domaine et son évolution. Ainsi la vitalité de la recherche sur les questions relatives à l’esclavage se manifeste également par les publications dans, principalement, trois pôles : Karthala avec la collection « Esclavages » ; les Presses Universitaires de Rennes ; les Perséides avec la collection « Atlantique ». Dans le cadre de sa politique de soutien aux revues, l’InSHS a décidé d’accompagner la revue CLIO, Femmes, Genre, Histoire (anciennement CLIO, Histoire, femmes, sociétés) dans la publication d’une version numérique en anglais. Dans le champ de l’histoire de l’art, la diversité des revues (papiers et numériques) montre le dynamisme de la discipline, mais la question du droit à l’image (et les pratiques abusives commerciales qui en découlent) nuisent considérablement à l’édition des travaux scientifiques, et notamment des thèses, et pénalise ainsi la recherche française par rapport à d’autres pays européens. Pour l’aire Amériques, les grandes revues du secteur sont désormais présentes en ligne. En histoire économique, les revues françaises ont su tirer profit du numérique pour maintenir leur attractivité internationale, avec un partage des champs pertinent. Un effort sur leurs sites internet reste à mener. Il faut se réjouir de la vitalité de plusieurs revues prestigieuses consacrées aux espaces proche et moyen-orientaux, tout en notant que les plus dynamiques d’entre elles sont généralement soutenues par un centre de recherches ou un éditeur privé. S’agissant de l’Asie, les revues auxquelles le CNRS apporte fréquemment un soutien maintiennent un haut degré d’exigence dans leurs publications, avec l’insertion courante d’articles traduits d’auteurs non-francophones, en offrant un aperçu de la richesse et de la solidité des travaux scientifiques menés dans les pays concernés. Elles contribuent ainsi à assurer une présence en langue française de haut niveau dans les recherches sur l’Asie, pour lesquelles les revues anglophones n’exercent certainement pas une suprématie scientifique indiscutable dans toutes les aires culturelles concernées. Ces revues sont de plus en plus accessibles en ligne sur des portails spécialisés, et la visibilité sur internet des activités des UMR s’est considérablement améliorée et diversifiée ces dernières années en partenariat avec les universités et les grands établissements qui les hébergent. Mais dans ce domaine aussi les acquis sont menacés, en raison des départs à la retraite et des recrutements insuffisants d’ingénieurs de recherches ou d’études avec des profils linguistiques rares, ce qui accroît d’autant, et parfois au-delà du supportable, la tâche des personnels encore en poste.

L’incitation à la publication en anglais, et plus encore à la traduction des « meilleurs articles » de certaines revues dites d’« excellence » ne doit rester qu’un moyen, parmi ceux évoqués, de diffuser les résultats de la recherche : les revues relevant d’aires culturelles, et qui publient déjà dans certaines des langues concernées (cas notamment de l’espagnol et, dans une moindre mesure, du portugais) n’ont nul besoin d’être traduites en anglais afin d’asseoir leur légitimité scientifique et de faire connaître les travaux publiés, y compris dans les pays anglo-saxons où cette aire culturelle est traditionnellement centre d’intérêt.

Dans le cas des revues électroniques, il serait souhaitable que les expériences originales soient prises en compte afin qu’elles ne soient pas des décalques de publications papier ne tirant que peu d’avantages de l’interactivité. On ne peut que constater le faible nombre de revues d’histoire multilingues (sauf aide ponctuelle et sélective visant à la traduction en anglais de textes publiés dans les « grandes revues »). Seules les aires culturelles semblent, pour des raisons linguistiques évidentes, privilégier une diffusion internationale de leurs recherches, même si les véritables revues multilingues en ligne demeurent l’exception. Il y a ici un enjeu scientifique de communication et de visibilité à l’international qui n’est pas toujours pris en compte au niveau de l’InSHS et demanderait à ce que l’expertise de certains chercheurs et ITA dans ce domaine soit valorisée plus activement.