Rapport de conjoncture 2014

CID 53 Méthodes, pratiques et communication des sciences et des techniques

Extrait de la déclaration adoptée par le Comité national de la recherche scientifique réuni en session plénière extraordinaire le 11 juin 2014

La recherche est indispensable au développement des connaissances, au dynamisme économique ainsi qu’à l’entretien de l’esprit critique et démocratique. La pérennité des emplois scientifiques est indispensable à la liberté et la fécondité de la recherche. Le Comité national de la recherche scientifique rassemble tous les personnels de la recherche publique (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et techniciens). Ses membres, réunis en session plénière extraordinaire, demandent de toute urgence un plan pluriannuel ambitieux pour l’emploi scientifique. Ils affirment que la réduction continue de l’emploi scientifique est le résultat de choix politiques et non une conséquence de la conjoncture économique.

L’emploi scientifique est l’investissement d’avenir par excellence
Conserver en l’état le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche revient à prolonger son déclin. Stabiliser les effectifs ne suffirait pas non plus à redynamiser la recherche : il faut envoyer un signe fort aux jeunes qui intègrent aujourd’hui l’enseignement supérieur en leur donnant les moyens et l’envie de faire de la recherche. On ne peut pas sacrifier les milliers de jeunes sans statut qui font la recherche d’aujourd’hui. Il faut de toute urgence résorber la précarité. Cela suppose la création, sur plusieurs années, de plusieurs milliers de postes supplémentaires dans le service public ainsi qu’une vraie politique d’incitation à l’emploi des docteurs dans le secteur privé, notamment industriel.

Composition de la commission interdisciplinaire – CID

Septembre 2014.

Cécile Meadel (présidente de la CID) ; Stéphanie Ruphy (secrétaire scientifique) ; Constantina Bacalexi ; Laurent Berthe ; Pascal Dayre ; Rodolphe Defiolle ; Michel Dubois ; Florence Hachez-Leroy ; Georges Hadziiannou ; Matthieu Latapy ; Fabrice Leclerc ; Catherine Louis ; Virginie Maris ; Jean-Pierre Nadal ; Isabelle Sourbes-Verger et Pascal Vincent.

Résumé

La création de la CID 53 en 2012 se félicite de la vigueur et de l’intérêt des travaux qui se donnent pour objets d’études les sciences et les techniques, dans une perspective réflexive. De multiples disciplines se penchent désormais sur ces terrains qui conduisent à des échanges croisés entre les sciences de la nature, les sciences formelles et les sciences de l’homme et de la société, avec circulation et transformation des questionnements, des méthodes et des concepts. Ainsi, l’approche disciplinaire ne permet-elle pas de rendre compte de la variété et de la richesse de ces approches qui, pour continuer à se développer et produire de nouvelles connaissances, exigent un soutien durable. La CID met l’accent sur quatre axes de recherche dont les perspectives semblent particulièrement riches pour ces travaux : les approches réflexives des humanités numériques, les diverses formes de participation du public à l’activité scientifique et les modifications qu’elles induisent dans la production de connaissances ; la place du scientifique dans la cité et plus largement dans la société ; les liens entre recherche publique comme privée et innovation ainsi que leurs transformations réciproques.

Introduction

La CID 53, intitulée Méthodes, pratiques et communication des sciences et des techniques, a été créée en 2012. Son large périmètre recouvre toute démarche prenant les sciences et les techniques comme objet d’étude, comme en témoigne la diversité de ses mots clefs(1). Sa création renoue avec quelques initiatives passées et circonscrites du CNRS, tel que le programme STS (Sciences, techniques, sociétés) des années 1980. Elle témoigne de la multiplication des recherches dans ces domaines depuis cette période, en France mais encore davantage dans les pays étrangers ; nombre de ces travaux n’explorent plus les sciences et les techniques simplement comme des terrains d’étude parmi d’autres, mais avec une véritable spécificité et un dialogue entre les disciplines. La CID53 met en évidence des recherches qui dépassent désormais une définition par un seul champ disciplinaire (philosophie ou sociologie des sciences et des techniques, etc.) et qui entretiennent des échanges croisés entre sciences humaines et sociales (SHS) et sciences de la nature et formelles.

Une spécificité de la CID 53 est de promouvoir une conception forte de l’interdisciplinarité : elle est composée de membres venant à la fois des sciences de la nature et des sciences formelles (biologie, astrophysique, chimie, physique, informatique, etc.) et des membres venant des sciences humaines et sociales (sociologie, philosophie, histoire, etc.). Rattachée à l’INSHS, elle accueille des candidatures et des demandes d’évaluation venant de tous les instituts du CNRS.

La CID 53 attend que cette dimension interdisciplinaire soit présente, d’une manière ou d’une autre, dans les candidatures qui se présentent devant elle ; elle est en particulier sensible aux formations non exclusivement mono-disciplinaires, aux publications ou contributions dans plusieurs domaines et, plus généralement, à la capacité d’interagir avec les acteurs des sciences et techniques concernées, par exemple par la circulation d’apports méthodologiques ou conceptuels. La CID 53 souhaite promouvoir des projets innovants centrés sur l’étude des sciences et des techniques, ou ayant un impact fort sur ces domaines. Elle est ouverte aux démarches de recherche élaborées hors des écoles établies ou dans des disciplines émergentes.

Ce rapport de conjoncture est divisé en deux parties. La première analyse l’espace de recherche formant le périmètre de la CID, à partir de quelques aperçus des chercheurs et laboratoires concernés. La seconde partie propose un ensemble de thématiques de recherche qui ont paru particulièrement pertinentes aux différents membres de la commission, avec leurs approches et leurs sensibilités propres. Il n’est en effet pas possible de proposer une analyse de l’ensemble des thématiques couvertes par la CID 53 à partir des chercheurs ou des laboratoires pouvant s’y rattacher, le champ couvert étant trop large et les unités de recherche potentielles trop nombreuses, pas plus qu’il n’est possible, comme on le verra, de faire un bilan démographique des chercheurs et laboratoires concernés.

Ce rapport est rédigé collectivement par les membres de la CID. La coordination est assurée par le bureau.

(1) Autour de cinq items : Épistémologie et méthodologie scientifiques ; Sciences et cognition ; Responsabilité scientifique ; Communication des sciences et des techniques ; Information scientifique et technique.

I. Espace de définition de la CID 53

La CID, comme toutes les commissions interdisciplinaires, n’a pas de laboratoire qui lui soit spécifiquement rattaché ; sa création récente ne lui donne accès pour la rédaction de ce rapport qu’à un nombre limité de dossiers de chercheurs, candidats, GDR, projets de revue ou d’écoles thématiques… Son périmètre a donc été défini ici à partir des candidatures présentées lors des deux premiers concours en 2012 et 2013 ; les laboratoires identifiés dans ce rapport sont ceux qui ont été choisis pour une possible affectation par les candidats.

Tableau 1 : Profil des candidats

Concours 2013 2014
Postes au concours 6 8
Nombre de candidatures 112
(84 candidats)
173
(127 candidats)
Taux de réussite Soit taux de pression 5 %
14
6 %
16
% femmes candidates 36 % 42 %
Auditionnés(2) 30 CR
et 19 DR
36 CR
et 17 DR
% de CR(3) auditionnés 32 % 33 %
% de femmes auditionnées 33 % 33 %
Candidats classés 19 12
Femmes classées 7
(37 %)
5
(29 %)
% femmes classées en rang utile 3
(50 %)
2
(25 %)

 

N’ont été pris en compte dans ce tableau que les candidats auditionnés, soit ceux dont la commission a estimé que leurs thématiques de recherche (sans parler – ce qui va de soi – de la qualité de leur dossier) s’inscrivaient bien dans le champ de la commission : soit 102 candidats auditionnés sur 184 candidatures présentés.

Quels sont les laboratoires demandés par les candidats auditionnés ? La figure de la page qui suit les classe à grands traits (notons que le CAMS, classé ici dans les sciences « formelles » relève également de l’INSHS).

Le périmètre des laboratoires potentiellement concernés par les thématiques de la CID 53 s’avère très large : plus de 70 laboratoires d’accueil différents ont été proposés lors des deux concours. Cette dispersion n’est pas totale. Quelques laboratoires spécialisés dans l’étude philosophique et historique des sciences et des techniques sont demandés de manière récurrente, servant en quelque sorte, dans leur domaine, de lieux de référence, avec des colorations disciplinaires un peu différentes : l’IHPST en philosophie des sciences, le Centre Koyré en histoire, le centre Jean Nicod en sciences cognitives et philosophie analytique, etc.

Du côté des autres laboratoires SHS moins strictement focalisés sur l’étude des sciences et des techniques, quelques laboratoires de sociologie font l’objet de plusieurs demandes : certains « généralistes » comme le CSI et le GEMASS ; d’autres spécialisés en santé, comme le CERMES, en mathématique sociale au CAMS, en communication à l’ISCC… Tous ne sont pas cités ici, en particulier ceux qui n’ont été demandés qu’une fois, mais il est intéressant de noter à ce stade qu’aucun laboratoire de droit n’a attiré ces deux dernières années de candidats intéressés par l’étude des sciences et des techniques, et qu’il n’y a eu presque aucun candidat parmi les juristes.

Pour les recherches en informatique, trois laboratoires importants attirent les chercheurs à profil interdisciplinaire : le LIP6, le LIP et Télécom ParisTech, mais aussi le CAMS (également rattaché à l’INSMI et à l’INS2I).

En sciences de la vie, comme dans les autres disciplines des sciences de la nature, l’éparpillement est total : chaque laboratoire demandé correspond à un profil particulier de recherche.

L’Île-de-France est la région centrale avec les deux tiers des laboratoires (conformément à la répartition de l’INSHS), suivi par Midi-Pyrénées et PACA.

Si on s’intéresse plus particulièrement au profil des chercheurs, l’exigence d’interdisciplinarité pose un certain nombre de contraintes.

On note que près de 60 % des candidats auditionnés ont passé leur thèse depuis moins de 48 mois ; ce qui indique que les contraintes que s’est fixée la CID en matière d’interdisciplinarité des profils et des projets, rappelées en introduction, n’invalident pas les candidatures de chercheurs en début de carrière

Trois remarques s’imposent :

Sur les 53 candidats auditionnés en CR2, moins de 10 % ont passé leur thèse depuis plus de 6 ans ; deux seulement ont leur thèse depuis un an. La médiane est à quatre ans et demi, ce qui correspond pour la grande majorité des auditionnés à une période de post-doc de durée raisonnable, surtout au regard de la précarisation actuelle des doctorants et docteurs.

Outre les profils traditionnels de SHS associés à l’étude des sciences et des techniques (philosophie, sociologie, histoire, ethnologie…), se sont présentés des candidats ayant soutenu des thèses dans les domaines de la biologie, de l’informatique, des sciences cognitives, de la physique, des mathématiques appliquées, etc.

Les différents concours auxquels postulent les candidats en plus de la CID 53 témoignent de la variété des disciplines concernées, après la thèse, par le projet de recherche. Un cinquième seulement ne postule qu’à la CID 53. Les autres se répartissent en une vingtaine de sections ou CID ; avec quatre sections plus largement demandées : 35 (Sciences philosophiques et philologiques, sciences de l’art), 36 (Sociologie et sciences du droit), 40 (Politique, pouvoir, organisation) et 6 ou 7 (Sciences de l’information), mais aussi la 33 (Mondes modernes et contemporains), la 39 (Espaces, territoires et sociétés), la CID 52 (Environnements sociétés)…

Témoigne également de cette ouverture la variété des qualifications universitaires obtenues devant le Conseil national des universités par les candidats ; la CID 53 recoupe ainsi un grand nombre de sections du CNU. La 72e section, intitulée « Épistémologie, histoire des sciences et des techniques », dont une partie des thématiques est proche, a un périmètre plus limité et une plus forte homogénéité disciplinaire. Elle ne recouvre pas, en particulier, les candidats concernés par deux des cinq ensembles de mots clefs de la CID 53 (Information scientifique et technique ; Communication des sciences et des techniques).

Le principal résultat de ces analyses statistiques (à faible échantillon de surcroît) est de montrer les limites de la définition par les disciplines pour le large domaine de recherche couvert par la CID : tant les parcours de recherche que les laboratoires estimés adéquats par rapport au domaine spécifique de la CID ne peuvent être réduits à une catégorisation disciplinaire ; les profils de collaboration des chercheurs (ou des laboratoires), par exemple, ne se laissent pas capturer par cette approche. Ces quelques observations ne fournissent donc pas une description pleine et entière des thématiques couvertes par la CID53 et des profils de chercheurs concernés ; les campagnes de recrutement à venir devraient permettre de l’enrichir.

(2) Onze chargés de recherche et quatre directeurs de recherche se sont présentés à deux reprises, en 2013 et 2014.

(3) On sait que les sections ne peuvent choisir les directeurs de recherche qu’elles auditionnent.

II. Perspectives de recherche

Parmi les très nombreux axes de recherche relevant de la CID 53, les membres de la commission ont choisi d’en développer quatre qui leur paraissent particulièrement pertinents, à la fois pour le caractère innovant des travaux actuels qui les explorent et parce qu’ils restent encore trop insuffisamment étudiés :

1. Regards réflexifs sur les humanités numériques

2. Le public dans les sciences

3. Le scientifique en société

4. Créativité, domaine émergent et innovation

1. Regards réflexifs sur les humanités numériques

Le terme d’humanités numériques embrasse des aspects très variés de l’usage du numérique dans les sciences humaines et sociales.

D’un côté, des activités traditionnelles des SHS, comme l’édition, l’archivage, l’analyse de textes, trouvent dans les nouvelles technologies de l’information des outils permettant de traiter des corpus à très grande échelle, ouvrant également la voie à des innovations dans les méthodes d’analyse. Ces corpus peuvent être aussi faits d’oral, d’image, de multimédia. On ne citera qu’un exemple : les enregistrements de langues parlées (sans production écrite), recueillis en vue de traitement linguistique et de préservation de langues en voie d’extinction. Le numérique est particulièrement adapté à l’étude de ces grands corpus évolutifs pour lesquels le chercheur fait face au défi de l’exhaustivité, mais en même temps pour lesquels il doit se confronter à la perpétuelle évolution des données.

D’un autre côté, les approches dites computationnelles proposent des méthodes d’analyse et de modélisation issues des sciences formelles (mathématiques, physique, informatique) qui permettent de poser de nouvelles questions, d’apporter des regards inédits dans divers domaines des SHS dans le cadre d’une démarche transdisciplinaire. Un continuum de pratiques existe entre ces extrêmes, avec par exemple le développement des systèmes d’informations géographiques en SHS : pour les uns des logiciels clefs en main permettant de représenter des données, pour les autres un sujet de recherche demandant de concevoir de nouveaux algorithmes afin d’analyser des données géo-spatialisées.

La CID53 a vocation à s’intéresser à toutes les interactions entre SHS et le numérique, mais avec une perspective réflexive, c’est-à-dire qu’elle est concernée par les recherches qui interrogent les outils et technologies mobilisés, la transformation induite des questions de recherche, l’impact des modèles théoriques des algorithmes, les conditions de production des « données » et la compréhension de leurs modèles, etc.

Ces approches des humanités numériques impliquent non seulement l’informatique, mais aussi les mathématiques appliquées et la physique, disciplines qui contribuent très activement au développement d’outils et de nouvelles formes d’analyse – notamment pour l’étude des réseaux, l’analyse de controverses, et très généralement le traitement de grandes bases de données. Ceci se reflète dans les profils des candidats à la CID53, et correspond à l’émergence d’une communauté multidisciplinaire.

Le rapprochement entre les sciences de l’information et les SHS fait émerger de nouvelles questions. Outre l’analyse de réseaux, ou les interrogations ouvertes par la circulation des données de la science, leur diffusion, leur formatage numérique, on notera que la recherche en informatique s’est vue influencée de façon extrêmement profonde, ces dernières années, par des interrogations et demandes venues des SHS. Ainsi, les protocoles d’acheminement de l’information dans les réseaux interrogent les pratiques de mobilité individuelle. La diffusion de contenus culturels (comme les films, les livres ou la musique) ou médiatiques questionne les formes de structuration des communautés d’usagers et leur repérage (l’homophilie et les concepts dérivés jouent ainsi un rôle central dans les systèmes de recommandation ou pour les moteurs de recherche modernes). La préservation de la vie privée et des données personnelles, enfin, est devenue une préoccupation clé lors de la conception de la plupart des systèmes informatiques, notamment les réseaux sociaux en ligne.

Ces exemples illustrent l’intensité des échanges actuels, tout particulièrement entre les recherches en informatique et en SHS, dans une interdisciplinarité fertile.

Le développement des humanités numériques suppose une évolution des métiers et de la division du travail entre techniciens et chercheurs. Dans la majorité des laboratoires, les ressources (bases de données, sites collaboratifs, plate-formes, éditions etc.) sont l’émanation de programmes limités dans le temps (ANR, ERC, bourses post-doctorales, contrats doctoraux etc.), leur financement et leur personnel le sont donc aussi. La création de ces bases suppose le maintien dans la durée de l’emploi scientifique et technique correspondant.

2. Le public dans les sciences

Partout, la société s’invite dans la science. La place des amateurs, des savoirs profanes, des associations d’usagers dans le processus même de production des connaissances évolue et soulève de nouvelles questions sur la définition et la régulation de l’activité scientifique. Cette participation du public dans la science pose, dans des termes renouvelés, la question de la vérité scientifique, des pratiques de production des connaissances et des opinions légitimes dans la cité.

Trois axes de réflexion sont particulièrement stimulants pour les travaux qui concernent la CID 53 : les nouveaux modèles de coopération entre professionnels et amateurs dans les sciences participatives, l’articulation entre les savoirs scientifiques et les savoirs profanes, et les différentes formes de sciences amateurs.

Les modalités de coopération entre professionnels et amateurs au sein de ce que l’on appelle parfois les « sciences participatives » sont très variables. La participation du public peut aller du simple partage d’observations à l’interprétation des résultats en passant par la conception même des programmes de recherche. La mobilisation des amateurs dans la constitution de bases de données est un enjeu clé de plusieurs sciences empiriques. En écologie par exemple, de nombreux programmes scientifiques reposent sur des données issues d’observations par des amateurs, dont l’envergure temporelle et géographique a permis la constitution de bases de données naturalistes parmi les plus riches et les plus fructueuses (par exemple, quinze ans pour le suivi temporel des oiseaux communs – STOC).

Les savoirs locaux et autochtones présentent de longue date un intérêt pour les sciences humaines, et particulièrement pour les chercheurs en anthropologie ou en ethnologie qui s’intéressent aux systèmes de production, de représentation et de transmission des savoirs. Cependant, la place des savoirs dits profanes dans la production des connaissances a changé au fur et à mesure qu’ils n’étaient plus seulement conçus comme des objets d’études mais qu’il a été constaté et admis (parfois non sans controverse) qu’ils pouvaient participer pleinement à la recherche. C’est le cas en écologie et dans les sciences de la conservation de la biodiversité, où une connaissance fine des dynamiques écologiques et de l’histoire des interactions entre les communautés et leur environnement est un atout inestimable pour comprendre le fonctionnement des socio-écosystèmes. Cette intégration des savoirs profanes est également à l’œuvre dans la recherche et l’innovation (pharmaceutique, cosmétique, industrielle), les populations locales ayant souvent des connaissances non substituables des propriétés utiles de la biodiversité qu’elles côtoient et utilisent. Sur un autre plan, les observations et analyses des personnes atteintes de maladie rare ou membres d’associations de patients permettent de la même manière non seulement de recueillir des informations précieuses pour les chercheurs mais aussi de forger des connaissances susceptibles de modifier les questions de recherche et d’ouvrir de nouvelles perspectives.

Une autre forme de participation du public à la science et à la constitution de savoirs nouveaux est liée à l’émergence de communautés de chercheurs et de développeurs indépendants des institutions traditionnelles de la recherche et du développement (universités, centre de recherche, entreprises), dans des dynamiques de libre accès à l’information et d’autonomisation des usagers. C’est ce que l’on observe par exemple dans les mouvements « DIY » (pour do it yourself). Originaires des États-Unis et aujourd’hui très répandus dans le monde anglophone, ils se sont peu à peu popularisés en Europe et en France. Associés au développement de l’open-source en informatique, ces mouvements réinterrogent les formes traditionnelles de production et de transmission des savoirs et des savoir-faire, ainsi que les règles de la propriété intellectuelle.

En biologie, la biologie de garage s’inspire d’une nouvelle sous-discipline de la biologie baptisée « biologie de synthèse » qui exploite les connaissances et techniques de la biologie moléculaire et du génie génétique. Le DIYbio (pour Do-It-Yourself Biology) propose d’initier les profanes à la biologie par la réalisation de projets personnels et/ou collaboratifs dans des laboratoires improvisés afin de promouvoir l’intérêt auprès du grand public des biotechnologies et de favoriser leur essor. En France, ce mouvement est représenté par l’association « La Paillasse », exemple unique de biologie de garage et de projet collaboratif ouvert à tous et intégré dans un réseau européen. Rendue accessible aux étudiants et aux citoyens, la biologie synthétique et la biologie de garage posent des questions sur le développement et sur l’utilisation de nouvelles technologies : par qui et avec quels moyens de contrôle, avec quels objectifs, comment et jusqu’où ?

Les développements des technologies informatiques doivent eux aussi beaucoup aux usagers et amateurs, depuis l’informatique de garage jusqu’aux normes de l’internet en passant par les logiciels libres. Ces développements ont largement contribué à façonner l’économie du numérique, et plus spécifiquement de l’internet, ainsi que son organisation sociopolitique. Ils soulèvent des questions de gouvernance, de fonctionnement, de traçabilité et de contrôle des comportements individuels et collectifs. Ces thématiques restent aujourd’hui encore largement à explorer, les chercheurs français étant peu nombreux sur ces importantes thématiques.

III. Le scientifique en société

La place du scientifique et de ses recherches dans la société, qu’il s’agisse de produire des connaissances avec les profanes, comme on vient de le voir, de contribuer aux transformations économiques, sanitaires et sociales, ou de participer aux expertises jugées nécessaires au bon fonctionnement de nos démocraties, est plus que jamais interrogée. On retiendra trois champs d’investigation : le premier est lié à l’image publique du scientifique et à la diffusion de ses travaux ; le deuxième se penche sur les controverses ; le troisième porte sur la régulation des activités scientifiques et sur le rôle du politique.

L’évocation de la place du scientifique dans la société met en lumière deux questions intimement liées. La première est celle des actions entreprises par les scientifiques pour assurer la diffusion de la culture scientifique, la seconde est celle de l’image sociale des sciences et techniques ainsi que des attitudes et valeurs qui s’y rapportent. Concernant la première question, il est notable que les scientifiques sont aujourd’hui régulièrement invités à diffuser leurs résultats de recherche à l’attention d’un public large, ne serait-ce que pour justifier le maintien de financements parfois substantiels. À l’heure où, dans la plupart des pays développés, l’État parvient difficilement à maintenir la part de budget national consacrée à la recherche, la science se trouve de plus en plus contrainte de justifier sa légitimité, voire son efficacité, que ce soit en termes intellectuels, économiques ou plus largement culturels. La médiation comme la vulgarisation scientifiques contribuent à la construction d’un contexte culturel et intellectuel favorable au dialogue entre chercheur et société civile, et dont les scientifiques sont partie prenante, depuis longtemps. Dans le domaine de l’étude des sciences, la transition de la tradition dite du « Public Understanding of Science » à celle du « Public engagement with Science and Technology » manifeste un changement de perspective théorique mais également le caractère désormais systématique des actions de communication entreprises par les chercheurs ou leurs établissements d’appartenance.

De ces actions découle, pour partie seulement, ce que l’on appelle fréquemment l’« image sociale des sciences », c’est-à-dire l’état des opinions publiques relatives aux sciences et techniques. Si certains domaines sont très bien perçus par le grand public, comme la recherche biomédicale qui est facilement identifiée par ses applications en termes de bien-être ou de santé, d’autres peinent à se faire connaître et accepter dans l’espace public. De façon plus générale, les controverses autour des risques, potentiels ou avérés, de certaines innovations (OGM, nanotechnologies, téléphones portables, etc.), les incertitudes sur l’intégrité scientifique accentuées par la multiplication récente de cas spectaculaires de fraudes scientifiques, interrogent l’image sociale de la recherche scientifique. En même temps, comme on l’a déjà dit, elles lui ouvrent des espaces de discussion et l’inscrivent à l’agenda des débats publics. Les diverses mesures d’opinion produites par les enquêtes sociologiques depuis une quinzaine d’années à différentes échelles (enquête « image de la science » en France, ou eurobaromètre dédié à l’échelle européenne) manifestent une ambivalence croissante du public vis-à-vis de la recherche. Ce dernier se félicite de certaines de ses avancées mais exprime dans le même temps une inquiétude quant à ses conséquences potentielles perçues parfois comme irréversibles. Dans un contexte international où certaines idéologies ou mouvements religieux alimentent une critique plus ou moins radicale du travail scientifique, et plus largement du rôle social de la science, il convient d’encourager une réflexion sur les transformations des attitudes à l’égard des sciences et techniques.

De même, faudrait-il pousser les interrogations sur le caractère genré du travail scientifique, sur l’image des femmes en sciences et sur l’accès aux métiers de la recherche. Se posent, in fine, un certain nombre de questions éthiques sur la responsabilité du scientifique, l’encadrement ou l’évaluation de ses travaux, le rôle des instances institutionnelles et des pouvoirs publics, qu’il faudrait explorer.

Ces travaux doivent prendre acte de ce que les questions scientifiques ne sont plus cantonnées à des sphères fermées et circonscrites mais qu’elles nourrissent désormais le débat public. Les interrogations sur les questions scientifiques et techniques sont omniprésentes dans les médias et tout particulièrement autour des questions énergétiques ou environnementales, des explorations biomédicales et des modèles économiques ; les désaccords entre scientifiques (par exemple ceux, enflammés et contradictoires, sur les modalités des changements climatiques) sont ouvertement débattus ; ainsi abondent les controverses mêlant inextricablement connaissances savantes et profanes, intérêts économiques, enjeu politique. Ces forums, que l’on a appelés hybrides, jouent un rôle croissant et obligent le scientifique à repenser non seulement son rôle mais aussi ses questions et ses approches. Cela renouvelle des questions comme celles de l’expertise, de la responsabilité des scientifiques, de leur implication dans la cité, de la construction des choix collectifs, mais aussi de l’agenda de la recherche. Il faut ajouter que la démultiplication des données sur les sujets controversés (qu’il s’agisse des informations bibliométriques, des débats en ligne, des articles grand public, des interventions expertes, etc.) et la publicisation des données de terrain ou d’observation produites par les scientifiques conduisent à réfléchir à de nouvelles approches de ces questions, incluant par exemple de la modélisation.

Ces interrogations conduisent à ouvrir un large champ de réflexion sur la régulation de la science, son organisation, ses financements. Tandis que l’organisation des sciences se modifie considérablement (multiplication des indicateurs, transformation des modes d’évaluation des laboratoires et des chercheurs, mutations des modes de financement de la recherche, formatage des projets de recherche avec programmation par étapes, internationalisation croissante des coopérations, importance croissante du financement par projet, coopérations transformées entre scientifiques et entreprises etc.), les travaux sur la politique de la science, de la technologie et de l’innovation (sciences policy désormais plutôt STI policy research) s’affirment comme un champ de recherche vivace et hétérogène, avec une large diversité de chercheurs et de thématiques. Ces travaux, qui avaient pour ambition première d’aider à construire des politiques efficaces, ont élargi leurs approches et s’interrogent aujourd’hui à la fois sur les moyens et les objectifs de ces politiques. Ce faisant, elles abandonnent (ou tentent d’abandonner) leurs approches instrumentales pour fournir des contributions plus indépendantes, appuyées sur un travail critique des « policy problems » ou du « policy making ». Ainsi abordent-elles des questions comme la question du genre en science et technologie, l’organisation du travail de recherche, la « carrière » des problèmes scientifique, la construction de l’agenda politique.

IV. Créativité, domaine émergent et innovation

L’activité scientifique est fréquemment appréhendée à travers sa capacité à produire de l’innovation. Les diverses lois et stratégies nationales qui s’accumulent pour en redéfinir les conditions d’exercice accolent les termes de recherche et d’innovation (ex. SNRI, 2009 ; Académie des Sciences, 2010). Si l’innovation socioéconomique dérivée de la recherche fondamentale occupe une place prépondérante dans le discours public sur les sciences et les techniques, il existe de multiples manières pour un chercheur de créer ou d’innover. L’activité scientifique est un travail créateur au sens où il génère l’intelligibilité des phénomènes ou problèmes étudiés à partir de la production de savoirs, de concepts, de théories, de méthodes, d’instruments, des domaines ou de communautés de recherche. Il faut donc rendre compte de la diversité et la complexité de ses produits comme de leur degré relatif de nouveauté.

Trois axes de réflexion s’avèrent particulièrement pertinents : les questions de découvertes et d’innovation, la transformation des disciplines et les rapports sciences-industrie.

L’étude de la dimension créatrice de la science passe fréquemment par l’étude des « petites » et des « grandes » innovations scientifiques passées ou contemporaines. L’étude des multiples chemins de la découverte intéresse tout autant les sciences sociales que les sciences cognitives. L’imagination scientifique mobilise certains mécanismes cognitifs généraux – tels que des heuristiques de jugement ou divers types de raccourcis cognitifs. Elle passe également par l’utilisation d’objets tels que des diagrammes ou des schèmes qui permettent de stimuler ou de provoquer le raisonnement. Ces formes et instruments cognitifs doivent être saisis dans leur inscription collective. L’épistémologie sociale et la sociologie des sciences convergent ainsi dans l’étude des interactions et des normes associées à l’évaluation collégiale et à la diffusion des innovations scientifiques. L’analyse des innovations conceptuelles ou instrumentales implique également de plus en plus fréquemment l’adoption d’une posture d’observateur « participant » ou « embarqué » dans laquelle le philosophe ou le sociologue alimente une réflexion interdisciplinaire à l’intérieur de l’équipe de recherche étudiée.

Les innovations scientifiques et techniques contribuent à transformer le paysage intellectuel ou disciplinaire préexistant. La biologie par exemple a évolué vers une spécialisation de plus en plus marquée avec l’émergence de nouvelles sous-disciplines comme la biologie structurale ou plus récemment la biologie des systèmes, le renouveau de disciplines plus anciennes comme l’immunologie ou la biologie du développement avec l’apport de la biologie moléculaire et des approches à haut-débit (omics) notamment, etc. En parallèle de cette organisation divergente de la biologie, un rapprochement avec d’autres disciplines comme l’informatique ou la chimie donne naissance à de nouvelles disciplines aux interfaces, telles la bio-informatique ou la biologie chimique (chemical biology) qui s’intéressent aux objets biologiques par d’autres approches. Dans certains cas, plusieurs sous-disciplines de la biologie convergent vers une approche ou démarche pour atteindre des objectifs plus ciblés : la biologie de synthèse en est un exemple qui regroupe les sous-disciplines de la biologie et génétique moléculaires et bien d’autres avec une approche des sciences de l’ingénieur et des objectifs orientés vers les biotechnologies. Avec l’acquisition de données massives sur les systèmes biologiques, résultat des évolutions technologiques en biologie et appliquées à la biologie, celle-ci n’échappe pas au développement général en science des big data. Dans le contexte d’évolution divergente des disciplines et sous-disciplines de la biologie, les traits d’union se font par le rapprochement de spécialistes dans une démarche de « biologie intégrative » avec l’objectif de trouver des synergies entre sous-disciplines et d’optimiser l’exploitation des connaissances et des données biologiques. Le développement de réels modèles intégrés de fonctionnement de cellules ou d’organismes en est seulement à ses débuts via l’exploitation ardue de données hétérogènes à l’aide de modèles mathématiques et informatiques.

Les innovations scientifiques et techniques ont des conséquences sociales multiples. On peut faire l’hypothèse que les « usines du futur », briques élémentaires de ce nouveau monde, seront numériques et connectées et que cela nécessitera de nouvelles conceptions de production intégrées, tout en cherchant à être économe en énergie, efficace et respectueux de l’environnement. Ces usines devraient être automatisées mais aussi flexibles, réactives et adaptatives. Quelle sera la place de l’homme au cœur de ces systèmes complexes, sophistiqués, hautement numérisés, robotisés et connectés ? Comment pourra-t-on articuler décisions et actions avec une analyse pertinente mais aussi compréhensible des multiples informations disponibles ? De nouvelles recherches et de nouveaux métiers devraient penser les développements futurs de l’écosystème de l’usine du futur et à la place de l’homme en son sein. L’impact de ces transformations sur le monde du travail, la manière dont elles agissent et transforment la vie collective doivent faire l’objet de recherches à la fois agnosticistes et intéressées.

Les interactions entre recherche et industrie ont donné l’occasion de réalisations significatives. Citons, pour illustrer le propos, l’implication de l’industriel BELL dans la découverte des propriétés des jonctions entre matériaux semi-conducteurs : elle marque l’ouverture au monde numérique ; il n’est pas un lieu où les « transistors » ne sont présents et les outils disponibles pour les recherches appliquées et fondamentales ont considérablement progressé. Autre exemple, l’investissement du CERN dans la création d’Internet qui provoqua de nombreux développements industriels avec le soutien des pouvoirs publics dans le déploiement des réseaux.

À côté de ces interactions, des initiatives plus encadrées de partenariats entre secteurs public et privé rythment l’évolution de ces acteurs. Dans le domaine de la santé, deux initiatives aux plans national et européen peuvent être citées. Les développements de la médecine nucléaire offrent un marché prometteur pour l’industrie ; les compétences accumulées durant plusieurs décennies dans le domaine des interactions entre rayonnement ionisant et matière par les laboratoires du CNRS sont, dans ce cas, mises au service de l’industrie. Dans un tout autre domaine, la commission européenne lance un programme ambitieux de développement de nouvelles générations de capteurs pour la surveillance de l’environnement et de la santé. Ce sont, cette fois-ci, les partenaires industriels qui constituent le terreau de cette initiative et les institutions publiques qui en coordonnent les efforts. Ces initiatives ont l’avantage de confédérer, dans des projets communs, des entités traditionnellement cloisonnées par les impératifs de compétitivité et de marchés financiers. Néanmoins, ces collaborations ne sont pas dénuées de risques ; les partenaires privés pouvant disparaître du jour au lendemain selon les caprices des marchés financiers à l’instar de l’entreprise Photonis-DEP, partenaire du CNRS et du CEA, qui clôtura brusquement son activité de développement de photo-détecteurs en 2009, laissant ainsi des thèses, des post-doctorants et une activité scientifique en suspens et faisant disparaître cette compétence de l’hexagone.

Là encore des recherches, avec travaux de terrains et élaboration de concepts adaptés, sont nécessaires pour accompagner et comprendre ces transformations.

Conclusion

La naissance de la CID coïncide avec des initiatives centrées sur l’étude des rapports entre les sciences et les sociétés, telles que la création au CNRS de la mission Sciences et citoyens en 2013 ou plus récemment encore la consultation publique de la commission européenne sur la science dans la société.

La CID 53 assure une visibilité cruciale aux recherches qui, dans une démarche réflexive, se donnent comme objets les sciences et les techniques. Cette visibilité est d’autant plus nécessaire que la reconnaissance de ces travaux en France a été tardive. Il n’est pas surprenant, si l’on regarde la vigueur des travaux sur ces thèmes, en France comme à l’étranger, de constater le succès rencontrés par les postes proposés à la CID 53 auprès de chercheurs français mais aussi étrangers. Ainsi, nous semble-t-il crucial de donner leur place à ces recherches largement pluridisciplinaires, parfois à l’interface entre sciences naturelles et formelles et sciences de l’homme et de la société. Les interactions qui en découlent entre les acteurs des sciences concernées et les SHS permettent des apports méthodologiques et/ou conceptuels importants.

Par ailleurs, on notera que les candidatures de chercheurs reconnus à l’échelle internationale devant la CID 53 démontrent l’attractivité du CNRS lorsqu’il se place sur des fronts de recherche innovants.

Les deux premières années d’existence de la CID 53 ont permis de mettre en place une forme forte et exigeante d’interdisciplinarité : y collaborent des chercheurs de différentes disciplines des SHS et des sciences naturelles et formelles et s’y déploie un dialogue riche qui aboutit à la mise en place de critères d’évaluation partagés. La qualité des candidatures retenues souligne qu’il est important de poursuivre le recrutement de chercheurs qui sortent des cadres disciplinaires traditionnels. L’étude des sciences et des techniques, avec la complexité de ses objets de recherche et leur évolution constante, tire tout particulièrement profit de ces parcours qui mêlent plusieurs cultures scientifiques.

De telles approches ont besoin de temps ; l’expérience passée d’un soutien discontinu aux recherches sur l’étude des sciences et des techniques appelle une pérennisation du soutien du CNRS, d’abord à travers un mandat prolongé de la CID.