Rapport de conjoncture 2014

Section 35 Sciences philosophiques et philologiques, sciences de l’art

Extrait de la déclaration adoptée par le Comité national de la recherche scientifique réuni en session plénière extraordinaire le 11 juin 2014

La recherche est indispensable au développement des connaissances, au dynamisme économique ainsi qu’à l’entretien de l’esprit critique et démocratique. La pérennité des emplois scientifiques est indispensable à la liberté et la fécondité de la recherche. Le Comité national de la recherche scientifique rassemble tous les personnels de la recherche publique (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et techniciens). Ses membres, réunis en session plénière extraordinaire, demandent de toute urgence un plan pluriannuel ambitieux pour l’emploi scientifique. Ils affirment que la réduction continue de l’emploi scientifique est le résultat de choix politiques et non une conséquence de la conjoncture économique.

L’emploi scientifique est l’investissement d’avenir par excellence
Conserver en l’état le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche revient à prolonger son déclin. Stabiliser les effectifs ne suffirait pas non plus à redynamiser la recherche : il faut envoyer un signe fort aux jeunes qui intègrent aujourd’hui l’enseignement supérieur en leur donnant les moyens et l’envie de faire de la recherche. On ne peut pas sacrifier les milliers de jeunes sans statut qui font la recherche d’aujourd’hui. Il faut de toute urgence résorber la précarité. Cela suppose la création, sur plusieurs années, de plusieurs milliers de postes supplémentaires dans le service public ainsi qu’une vraie politique d’incitation à l’emploi des docteurs dans le secteur privé, notamment industriel.

Composition de la section

Philippe Büttgen (président de section) ; Jean-Pierre Schandeler (secrétaire scientifique) ; Constantina Bacalexi ; Habiba Berkoun ; Catherine Cessac ; Marc Crepon ; Silvia d’Intino ; Pascal Engel ; Claudio Galderisi ; Laurence Giavarini ; Frédérique Ildefonse ; Pierre-François Moreau ; Sarga Moussa ; Anand Pakiam ; Catherine Perret ; Marwan Rashed ; Anne-Lise Rey ; Aurélien Robert ; Stéphanie Ruphy ; Anne Simon ; Perrine Simon-Nahum.

Résumé

La place des humanités au cœur de la recherche fondamentale a été confortée au cours des dernières années par le perfectionnement des outils numériques de publication et de recherche, par l’identification de plus en plus fine des interfaces entre sciences humaines et sciences de la nature, par l’importance nouvelle reconnue à la connaissance des patrimoines du monde entier pour la formation des citoyens dans les sociétés démocratiques. L’héritage culturel de l’humanité, et en particulier son patrimoine écrit, n’apparaît plus comme un monument à entretenir mais comme le point de départ de toutes les inventions formelles et théoriques qui, en philosophie, dans les littératures et les arts, portent la marque du travail de la pensée.

La nouvelle dénomination de la section, adoptée en 2011, fait ressortir l’apport des unités de recherche de la section 35 à la science, qu’on l’entende comme scholarship ou comme Wissenschaft, et dans tous les cas comme un savoir cumulable, durable et partageable pour les humanités classiques et contemporaines. La contribution, essentielle, du CNRS s’observe tout particulièrement dans la mise à disposition d’éditions critiques de référence, dans l’information scientifique et technique (en comprenant les humanités numériques), dans la pratique d’une interdisciplinarité réelle – avec, par exemple, les neurosciences, les sciences de l’information et du développement durable –, dans la place centrale qu’occupent les laboratoires de la section dans la politique d’internationalisation de l’organisme.

Les 35 unités de recherche rattachées à titre principal à la section (unités non métropolitaines incluses) regroupaient à l’automne 2012 près de 2 500 personnels de tous statuts, dont environ 140 chercheurs (sur 189 rattachés à titre individuel à la section) et 113 ingénieurs et techniciens du CNRS. Ces proportions indiquent plusieurs déséquilibres. Que les personnels du CNRS n’atteignent pas 15 % de l’effectif total rappelle le poids historiquement dominant de l’Université dans le domaine des humanités. Le chiffre n’en fait que davantage ressortir la contribution qualitative des laboratoires du CNRS, grâce auxquels depuis des décennies la recherche française en philosophie, littérature et arts peut échapper à l’académisme. Les recrutements opérés ont en outre mis en place, avec ou sans « profils », une complémentation intelligente avec l’Université. Le déséquilibre entre chercheurs et ingénieurs-techniciens a en revanche moins de justification ; il exerce une menace directe sur la scientificité des humanités et constitue l’un des aspects les plus criants de la crise de l’emploi scientifique, avec le danger qui pèse sur les vocations. Un troisième déséquilibre doit enfin être souligné : sur les 35 unités de la section, 19 sont situées en Île-de-France (18 à Paris), 8 en province et 8 à l’étranger. La vague de créations d’unités de recherche observée en 2013 a exclusivement concerné Paris et a encore accentué la dissymétrie avec la province, dans des proportions qui excèdent de loin le déséquilibre « historique » observé dans les sciences humaines et sociales. Un des tests de la « politique de site » mise en place par le CNRS consistera dans sa capacité à inverser le cours des choses et à implanter la recherche en humanités dans tout le territoire national.

I. Sciences philosophiques

A. Histoire et philosophie des sciences, théorie de la connaissance, philosophie de l’esprit et du langage

L’histoire et la philosophie des sciences, la logique, la méthodologie des sciences et la philosophie des mathématiques, la philosophie de l’esprit et la philosophie du langage, sont des disciplines souvent associées au sein des équipes de recherche françaises liées au CNRS, en même temps qu’elles conservent leur forte autonomie. La situation française n’est pas très différente de ce point de vue de celle qu’on trouve ailleurs en Europe.

1. Histoire et philosophie des sciences

La tradition française d’histoire des sciences reste dominante au sein de cet ensemble, qu’elle soit ou non associée à la philosophie des sciences. Deux unités de recherche regroupent la majorité des chercheurs dans ces domaines et ont pour particularité d’associer histoire des sciences et sciences de la nature (physique et biologie surtout) :

– SPHERE (CNRS/U. Paris-Diderot) se caractérise par la diversité des méthodologies (philosophique, historique, sociologique, anthropologique) et couvre toutes les périodes et toutes les aires culturelles. Ses thématiques incluent l’histoire et la philosophie des mathématiques, des sciences de la nature, de la médecine, l’histoire mondiale et l’anthropologie des sciences. Elle est associée au Master LoPhiss ;

– l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS/U. Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) est une équipe historique du CNRS, de grande réputation internationale. Ses thématiques se sont diversifiées autour de cinq axes : (a) Histoire de la philosophie des sciences, (b) Logique, langage, philosophie des mathématiques, (c) Philosophie de la physique et des systèmes complexes, (d) Philosophie de la biologie et de la médecine, (e) Décision, rationalité et interaction. Les travaux de philosophie de la biologie et de la physique se sont renforcés et l’unité participe au LabEx IEC. Elle est bien associée à l’enseignement (master LOPhiSC).

D’autres UMR d’histoire des sciences sont associées à des problématiques plus spécifiques :

– le Centre Alexandre-Koyré (CNRS/EHESS/Muséum national d’histoire naturelle) a des thématiques en histoire et philosophie des sciences humaines, de la biologie et des sciences de la Terre, avec également un fort investissement dans l’histoire des institutions scientifiques ;

– « Savoirs, textes, langage » (CNRS/U. Charles-de-Gaulle – Lille 3) réunit des linguistes, des philologues, des philosophes et des historiens des sciences autour de la question du sens et des formes. Elle comprend une forte composante en histoire et philosophie des sciences (science et philosophie à l’âge classique, recherches sur la philosophie naturelle de Leibniz, le darwinisme et les sciences sociales, sur l’image scientifique). L’équipe est associée à la revue Methodos et au master de philosophie de l’université de Lille 3 ;

– le CAPHES (CNRS/ENS) a un fort axe documentaire, sur les deux versants de l’archivage de fonds et de l’activité éditoriale ; il est hôte de deux revues majeures, la Revue d’histoire de sciences et la Revue de synthèse ;

– le Centre d’épistémologie et d’ergologie comparative (CNRS/Aix-Marseille U.) mène des recherches notamment en épistémologie des sciences mathématiques, physiques, biologiques et des sciences de l’homme et de la société (philosophie de l’économie) ;

– le SYRTE (CNRS/Observatoire de Paris/U. Pierre-et-Marie-Curie) est aujourd’hui la seule équipe en France qui, consacrée aux sciences exactes (temps et fréquences, systèmes de référence célestes, rotation de la Terre), se consacre à l’histoire de ces disciplines, avec une importante activité éditoriale (Peurbach, Copernic, Descartes, d’Alembert, Newton, Einstein).

Des équipes universitaires ont des problématiques plus variées. Le Centre François-Viète de Nantes, équipe pluridisciplinaire avec une antenne à Brest, couvre l’épistémologie et l’histoire des sciences mathématiques, des sciences physiques et chimiques, des sciences de la vie et des techniques. L’Institut de recherches interdisciplinaires sur les sciences et la technologie mène à Strasbourg des travaux sur la philosophie et la sociologie des sciences de la matière et des mathématiques, en s’associant le laboratoire SAGE pour l’histoire de la médecine et des sciences du vivant. L’équipe PLC (Philosophie, Langages & Cognition), à l’Université Pierre-Mendès-France de Grenoble, travaille sur des thèmes philosophiques, historiques et sociologiques des sciences : science et démocratie, pluralité des sciences, controverses scientifiques, réseaux, épistémologie des sciences cognitives.

2. Logique, méthodologie, philosophie des mathématiques

Bien que la logique, la méthodologie et la philosophie des mathématiques soient traditionnellement plus systématiques et moins historiques, elles restent en France fortement associées à des approches historiques, notamment dans le pôle d’histoire de la logique de l’IHPST. Les Archives-Poincaré (CNRS/U. de Lorraine) travaillent sur trois axes : a) archives (fonds Poincaré, fonds Vuillemin, fonds Couturat, etc.) ; b) histoire des sciences et des institutions scientifiques ; c) travaux de philosophie de la connaissance : logique, philosophie des mathématiques, histoire de la philosophie. L’équipe publie une revue internationale à comité de lecture, Philosophia Scientiae. « Sciences, Normes, décision » (CNRS/U. Paris-Sorbonne) est une équipe en formation qui comporte une composante en philosophie des mathématiques et en logique et mène des travaux en philosophie des sciences et de la connaissance, avec une composante en éthique et philosophie politique.

3. Philosophie de l’esprit et de la cognition, philosophie du langage

Depuis une vingtaine d’années a émergé un domaine associé le plus souvent aux sciences cognitives, à la philosophie analytique du langage et de l’esprit, qui privilégie les approches systématiques et pratique intensivement la collaboration internationale. Le principal centre est l’Institut Jean-Nicod (IJN), associé à l’EHESS et à l’ENS, au département d’études cognitives de l’ENS et au master de philosophie ENS-EHESS, avec une trentaine de doctorants et post-doctorants. Ses travaux sont centrés sur les sciences cognitives (linguistique, psychologie, neurosciences) et sur la philosophie de l’esprit et du langage, principalement dans la tradition analytique. L’IJN est associé à l’Institut d’étude de la cognition (IEC) de l’ENS, LabEx à l’interface des sciences humaines et sociales, des sciences du vivant et des sciences de l’ingénieur, qui comporte un programme d’enseignement complet de niveau licence, trois programmes d’enseignement de master (Cogmaster, Lingmaster et Philmaster), ainsi qu’un programme doctoral interdisciplinaire (PhD Program Frontiers in Cognition).

4. Bilan

La majeure partie des équipes du domaine relèvent de l’histoire et de la philosophie des sciences. Les recherches dans ce domaine ont en France une forte tradition, une association longue avec le CNRS et un bon ancrage dans les universités et établissements associés d’enseignement. Leur internationalisation s’est accentuée dans les dix dernières années, et plusieurs équipes ont une réputation mondiale. Plusieurs jeunes équipes émergent. L’histoire des sciences reste le point fort de la recherche française au CNRS. Ses liens avec la philosophie des sciences demeurent encore rares, et l’on notera qu’il y a très peu de formations qui les combinent.

Les secteurs relevant de la logique, de la philosophie des mathématiques et des sciences formelles ont une tradition mais sont plus faibles et seraient donc à renforcer.

Enfin, les domaines relevant de la philosophie de l’esprit et des sciences cognitives, de la philosophie de la connaissance et du langage sont plus dispersés, et une seule équipe les couvre dans leur ensemble, avec cependant peu d’accent mis sur l’épistémologie au sens de théorie de la connaissance, discipline pourtant très pratiquée ailleurs qu’en France. Les recherches en philosophie de l’économie et philosophie des sciences sociales demeurent minoritaires et constituent là aussi un domaine à soutenir.

B. Philosophie morale, sociale et politique

La philosophie morale, sociale et politique tend depuis ces dernières années à concerner un territoire de plus en plus large. Si les unités qui en relèvent directement sont en nombre réduit dans la section 35 depuis la disparition du CERSES, les interrogations qui sont les leurs fédèrent en revanche un nombre croissant de chercheurs et donc de thèmes centraux dans d’autres disciplines (droit, économie, sciences sociales) : on relèvera les recherches menées au Centre Raymond-Aron, à l’Institut Marcel-Mauss, au Centre Georg-Simmel (CNRS/EHESS), au Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie ou dans l’unité Sciences, Normes, Décision. La philosophie morale et politique recoupe en effet non seulement les questions épistémologiques (savoirs, normes, dialogue des disciplines) mais également celles des acteurs (décisions, rapports collectifs, institutionnels, genres). De ce point de vue, on notera la création en 2015 du Centre de recherches interdisciplinaires sur le genre et les sexualités (CNRS/U. Paris VIII/U. Paris Ouest Nanterre La Défense).

À côté des problématiques traditionnelles, on constate un enracinement des questionnements dont les derniers rapports de conjoncture signalaient l’émergence : les questions du soin, le rapport au vivant, les relations aux animaux, qui s’accompagne d’un travail mené en étroite collaboration avec les unités directement axées sur les questions de santé, les sciences bioéthiques et médicales. C’est le cas au laboratoire SPHERE ou dans l’unité République des savoirs à l’ENS. D’une façon générale toutefois, la philosophie morale et politique, l’interrogation sur les normativités passées et présentes semblent avoir été délaissées au cours des dernières années, ce qui appelle une réaction forte du CNRS.

C. Histoire de la philosophie

La France possède une tradition très riche en histoire de la philosophie. Des historiens marqués par l’existentialisme aux philosophes analytiques, des structuralistes aux généticiens, l’Université et le CNRS ont constitué un véritable laboratoire historiographique qui n’a pas son pareil à l’étranger. Sans aucunement se développer en vase clos, la recherche en histoire de la philosophie au CNRS se caractérise d’abord par l’appui sur l’édition critique de textes et la constitution d’instruments de travail : lexiques, dictionnaires, bibliographies. Des éditions de textes jusqu’ici inconnus et des traductions nouvelles de textes déjà traduits complètent cette activité. Cet aspect philologique est devenu de plus en plus important ces dernières années. L’utilisation du numérique a permis une plus grande efficacité et une meilleure diffusion de ces travaux.

La recherche s’appuie aussi sur l’immersion de la philosophie au sein de l’histoire des idées et se trouve ainsi de plus en plus étroitement liée aux autres disciplines des sciences humaines.

1. Histoire de la philosophie ancienne

La recherche en histoire de la philosophie antique au sein du CNRS se fait en partie sous la forme d’un travail d’établissement, de traduction et de commentaire des textes anciens. C’est notoirement le cas au Centre Léon-Robin, la plus ancienne équipe du CNRS dans ce domaine, dont les chercheurs travaillent sur le patrimoine philosophique grec classique – Présocratiques, Platon, Aristote – mais aussi sur la philosophie hellénistique, tout particulièrement le stoïcisme, et impériale avec les commentateurs d’Aristote à partir d’Alexandre et jusqu’à Jean Philopon et Olympiodore. Il faut citer, comme contribution de cette équipe ces dernières années, la découverte de textes perdus d’Alexandre d’Aphrodise en grec et en arabe (fragments du commentaire à la Physique, au De generatione et corruptione, de Quaestiones logiques), de Jean Philopon (fragment du commentaire au De caelo et du De aeternitate mundi contra Proclum) et de Porphyre (fragment du grand commentaire aux Catégories, Ad Gedalium, dans le fameux « palimpseste d’Archimède »), voire d’auteurs inconnus, comme le mystérieux Aquilius. Notons également l’articulation de la philosophie grecque à la philosophie arabe, qui se reflète dans l’orientation des programmes de l’université Paris-Sorbonne, tutelle principale de Léon-Robin, et dans ceux de l’École normale supérieure, à laquelle le Centre Léon-Robin est rattaché et où enseignent nombre de ses membres. Le Centre Jean-Pépin s’attache aux différentes traditions et réceptions du néoplatonisme mais aussi aux héritages grec et syriaque et à la postérité latine de la philosophie arabe – citons l’édition critique magistrale, nouvellement parue, des Vies des Philosophes de Diogène Laërce.

Cette étude renouvelée des systèmes philosophiques anciens à la lumière de nouveaux acquis de la philologie demeure fidèle, dans ses grands objectifs, à l’étude des systèmes à la française (Centre Léon-Robin, SPHERE). Mais le CNRS abrite également d’autres traditions exégétiques, qui croisent, par exemple dans la tradition de Pierre Hadot, des enquêtes sur l’histoire de l’intériorité ou des religions (Laboratoire d’études sur les monothéismes, Centre Paul-Albert-Février, Centre Jean-Pépin), ou, dans le sillage de l’école de Jean-Pierre Vernant, l’anthropologie et l’histoire des sociétés antiques, la construction des savoirs, l’histoire des sciences, le langage et la poétique des mondes anciens (UMR Anthropologie et histoire des mondes antiques).

La recherche en philosophie ancienne est en outre liée à d’importants outils existants, comme L’Année Philologique, le Dictionnaire des Philosophes Antiques, la Bibliographie Platonicienne, le Répertoire des Sources philosophiques antiques dans le cadre du Centre Jean-Pépin, le site placita.org dans le cadre du Centre Léon-Robin. SPHERE travaille de même actuellement à un lexique de la terminologie scientifique arabe, fondé sur les milliers de pages éditées ces dernières décennies par les chercheurs de cette équipe.

L’ampleur de ses enquêtes, la variété de ses objets alliées à son caractère interdisciplinaire effectif (entre philosophie, philologie, littérature, grammaire, philosophie et histoire des sciences) et son dynamisme éditorial rendent d’autant plus urgent et nécessaire un renouvellement des effectifs de chercheurs en philosophie ancienne, menacés par les départs à la retraite qui se multiplient.

2. Histoire de la philosophie médiévale

Depuis près de trente ans, l’essentiel des travaux en histoire de la philosophie médiévale arabe, hébraïque et latine a été produit dans les laboratoires du CNRS. La création en 2013 d’une chaire d’histoire de la philosophie médiévale au Collège de France, occupée par Alain de Libera, ancien chercheur du CNRS, vient confirmer l’importance de ce domaine dans la recherche française. Ce rôle primordial du CNRS s’explique par la faible place de l’enseignement de la philosophie du Moyen Âge à l’Université, mais aussi par l’investissement requis dans les études médiévales, notamment le travail sur les sources manuscrites médiévales (compétences linguistiques, maîtrise de la paléographie et de l’ecdotique, missions à l’étranger dans les bibliothèques). Seul le CNRS peut offrir les conditions nécessaires à de telles recherches. Les chercheurs dans ce domaine sont repartis dans plusieurs laboratoires (LEM, SPHERE, STL, le Centre Jean-Pépin et le CESR de Tours), dont aucune n’est exclusivement consacrée à la philosophie médiévale. Malgré cette répartition quelque peu éclatée, certaines tendances communes émergent dans la recherche récente : relier entre elles les traditions philosophiques latines, arabes et hébraïques (notamment dans les théories de la connaissance, l’éthique, l’anthropologie et la métaphysique) ; rapprocher l’histoire de la philosophie et l’histoire des sciences (en histoire de la logique, des mathématiques ou de la philosophie naturelle et plus récemment dans l’étude des rapports entre philosophie et médecine).

3. Histoire de la philosophie moderne et contemporaine

L’histoire de la philosophie à l’époque moderne et contemporaine (xvie-xxie s.) se répartit entre laboratoires mixtes du CNRS (Institut d’histoire de la pensée classique, Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières, Pays germaniques) et centres universitaires (Centre d’histoire des systèmes de pensée modernes à l’U. Paris 1, IRPHIL de Lyon). Elle s’appuie sur des publications d’œuvres complètes (Spinoza, Bayle, Montesquieu, D’Alembert) soutenues par ces UMR, d’instruments de travail (Dictionnaire électronique Montesquieu, Bulletin bibliographique spinoziste), et d’études dont beaucoup sont issues de thèses de doctorat. Elle bénéficie en outre de l’existence de revues, certaines bien ancrées (Archives de philosophie, Revue de métaphysique et de morale), d’autres de création récente. En histoire de la philosophie contemporaine, l’histoire du mouvement phénoménologique, de ses racines post-kantiennes et de ses croisements avec la philosophie analytique, constitue un point fort de la recherche menée dans l’UMR Pays germaniques.

La recherche en histoire de la philosophie s’intéresse moins actuellement aux grands concepts axiaux des systèmes monumentaux, dont le répertoriage peut sembler en partie achevé, qu’à la détection de notions et de matériaux qui pouvaient sembler marginaux du point de vue architectonique mais permettent de mieux saisir l’insertion de la pensée philosophique dans les autres secteurs de l’histoire des idées.

II. Sciences philologiques

A. Sciences du texte

1. De la tradition universitaire à l’ancrage CNRS

Pour parodier un mot célèbre, on pourrait dire que « les Français n’ont pas la tête philologique ». En témoignerait l’absence de toute « chaire » de philologie dans nos universités, en dépit d’un grand nombre d’éditions de qualité qui paraissent en France chaque année.

Or la philologie non seulement n’a pas disparu de l’horizon herméneutique hexagonal mais elle est une des disciplines dans lesquelles les humanités trouvent leurs racines épistémiques. Lieu de rencontre d’un grand nombre de disciplines des sciences humaines, elle est également à la croisée de nouvelles approches du texte et de ses horizons de réception. Si la philologie a été préservée malgré tout en France, c’est grâce au rôle joué par le CNRS depuis une soixantaine d’années. Elle s’y est préservée non comme une de ces disciplines dites de « niche », qui trouvent parfois au CNRS un dernier rempart contre la menace d’extinction. Les sciences philologiques sont aujourd’hui au cœur de deux sections du Comité national (32 et 35) et constituent pour l’InSHS un enjeu majeur, comme en témoigne le projet de créer un nouveau Groupement d’intérêt scientifique (GIS) regroupant les laboratoires qui travaillent sur les humanités.

Les sciences philologiques sont la partie et le tout d’une heuristique du texte, à la fois fondements de toute approche herméneutique et sciences auxiliaires de tous les savoirs du passé. Certaines d’entre elles s’intéressent aux objets, aux documents, voire aux monuments ; d’autres, à la philosophie, à la poésie, à la fiction, aux mathématiques, bref aux lettres et aux chiffres. Mots ou choses, ces realia et mirabilia sont les semblants ou les faux-semblants d’un savoir passé que seules les sciences de la philologie permettent d’approcher et parfois de reconstituer.

2. Périmètre et domaines

Au moins un tiers des laboratoires de la section 35 consacrent une part importante de leurs activités de recherche aux études philologiques, à l’édition de texte, aux recherches sur les transferts textuels (de la translatio studii à l’histoire de la traduction), à la création de corpus éditoriaux, à la réflexion sur les outils de la discipline, à son histoire. Plus d’une soixantaine de chercheurs et d’ingénieurs rattachés à des unités de la section (venant souvent d’horizons universitaires dans lesquels la philologie classique et la philologie romane ont conservé une place éminente dans les études académiques) et au moins autant d’enseignants-chercheurs contribuent au rayonnement national et international de la philologie française.

L’intitulé même de la section 35 souligne le rôle central que les sciences philologiques occupent dans ses activités. Sur les onze sections du CNU dont les disciplines sont incluses dans le périmètre de la section 35, aucune n’a pour objet explicite les sciences du texte ; en réalité, la philologie constitue le socle de l’approche herméneutique de la presque totalité d’entre elles. Cette transversalité contribue à fonder la cohérence et la cohésion épistémique de la section 35.

Cette richesse éditoriale et scientifique touche tous les domaines thématiques des sciences humaines et sociales : des philosophies aux sciences, de la littérature à la musicologie ; elle concerne aussi un large spectre chronologique : de l’Antiquité classique au Moyen Âge et à l’époque moderne et contemporaine ; elle s’appuie enfin sur une remarquable variété de langues et de civilisations : des langues classiques aux langues de la Méditerranée, des langues germaniques aux langues orientales, des langues asiatiques aux langues africaines et amérindiennes.

Cette variété est le terrain de nouveaux défis pour la philologie. Il ne suffit pas de connaître une ou plusieurs langues rares pour assurer le traitement des sources transmises dans telle langue et/ou écriture. L’élargissement géographique du périmètre des sciences du texte doit pouvoir accueillir le défi représenté par les nouveaux corpus textuels qui continuent d’émerger, depuis une cinquantaine d’années, des régions lointaines du monde. Ces corpus demandent de nouvelles approches et participent du débat toujours ouvert sur le rapport entre écriture et oralité, littérature et pragmatique, et plus généralement entre littérature et pratiques lettrées. À titre d’exemple, on peut rappeler la révolution que le travail de recensement, numérisation et digitalisation des manuscrits éparpillés sur le sol indien a représentée quant à la perception de l’histoire des textes en Inde et de leur réception, mais aussi de la constitution des écoles de pensée et de leurs interactions mutuelles au fil des siècles. À cela s’ajoute la valeur que ce même travail très spécialisé d’encodage et de préservation matérielle des manuscrits représente en soi, ces document étant exposés, en raison des conditions climatiques particulièrement défavorables, à l’instar des fresques d’Ajanta ou d’autres grands sites du subcontinent indien, à l’érosion du temps et au risque d’une disparition rapide.

3. Laboratoires et réalisations

On compte parmi la vingtaine de laboratoires dans lesquels des chercheurs et/ou enseignants-chercheurs travaillent sur les sciences du texte quelques-uns des laboratoires les plus anciens et les plus actifs de la section, aussi bien en France (Institut de recherche et d’histoire des textes, Laboratoire d’études sur les monothéismes, Centre Jean-Pépin, Centre Léon-Robin, Archéologie et philologie – Orient et Occident, Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des xvie-xviiie s., Centre d’études supérieures de la civilisation médiévale, Centre d’études supérieures de la Renaissance, « Savoirs, Textes, Langages », Institut des textes et manuscrits modernes) que dans l’espace international de la recherche : USR Savoirs et Mondes Indiens, Maison Française d’Oxford, USR Amérique latine.

Une telle concentration a eu une grande influence sur les développements récents de la philologie. Nulle part comme au CNRS on a autant réfléchi à l’articulation entre différents domaines d’étude et différentes périodes de l’histoire. Le CNRS est l’un des seuls lieux au monde où l’histoire de la philosophie et des sciences est étudiée sans solution de continuité, et à un niveau inégalé de compétence, de l’Antiquité égyptienne et babylonienne jusqu’à l’époque moderne. Des équipes comme SPHERE, qui ont révolutionné ces dernières décennies l’histoire des sciences arabes, font de cette continuité un programme épistémologique. Cette collaboration entre hellénistes, arabisants, latinistes et hébraïsants a une portée sociale, voire politique, que le CNRS doit défendre. La philologie est le vecteur indispensable de ces avancées théoriques.

Par-delà le nombre très important d’éditions de texte, il faudrait signaler tous les projets individuels et collectifs que les chercheurs de ces disciplines ont su élaborer et mener à bien ces dernières années. Sans vouloir être exhaustif, il convient de souligner en particulier que plus d’un tiers des programmes ERC junior relevant de l’Institut des Sciences humaines et sociales du CNRS concernent des projets philologiques sur le texte médiéval (Olivier Bertrand à l’ATILF ; Monica Brinzei et Géraldine Veysseyre à l’IRHT ; Anne Grondeux à HTL), auxquels il faut encore ajouter le programme ERC senior dirigé par Maroun Aouad au Centre Jean-Pépin. Le dynamisme international des recherches philologiques est attesté aussi par les projets de coopération scientifique dans les Laboratoires internationaux associés (LIA) et dans les Groupement de recherche internationaux (GDRI). Quatre des six GDRI relevant de la section 35 concernent ainsi les sciences du texte : « Le concept de littérarité dans l’Antiquité romaine » (UMR Savoirs, Textes, Langage) ; « Europa Humanistica » (Institut de recherche et d’histoire des textes) ; « AITIA/AITIAI. Le lien causal dans le monde antique : origines, formes et transformations » (Centre Léon-Robin) ; « Le judaïsme face au défi politico-religieux de l’impérialisme romain » (Centre Paul-Albert-Février).

Les nombreux programmes ANR déjà menés à bien ou en cours (Translations médiévales au CESCM, Archiz à l’ITEM, etc.), l’EquipEx Biblissima, auxquels sont associés l’IRHT et le CESR, les LabEx Hastec et TransferS dont sont également partenaires une dizaine d’équipes de la section 35, ont joué un rôle structurant, contribuant à faire évoluer les méthodes d’approche des textes et la culture de l’interdisciplinarité. Ces programmes et ces réalisations témoignent de la vitalité éditoriale et scientifique de ces disciplines au sein des laboratoires de la section 35 et permettent de renforcer le partenariat avec la section 32 (Mondes anciens et médiévaux), et au-delà du CNRS la coopération avec les établissements d’enseignement supérieur.

4. Risques et perspectives

Si la vigueur des recherches dans les sciences philologiques est attestée par l’exceptionnelle richesse de la production scientifique, individuelle et collective, traditionnelle et numérique, mais aussi par la qualité des revues, des collections, des programmes transversaux, et enfin par l’attractivité nationale et internationale des structures d’accueil et de recherche, il subsiste cependant au moins deux risques majeurs pour l’avenir de ces disciplines.

Le premier risque est lié au renouvellement, c’est-à-dire à la capacité à opérer un recrutement de qualité qui garantisse, dans un premier temps, la pérennité de ces disciplines du savoir, qui permette surtout, par la suite, d’ouvrir de nouveaux chantiers que la faiblesse des effectifs et des structures ne permet pas d’envisager aujourd’hui. Un seul exemple suffira pour expliquer l’insuffisance des moyens humains dans ces disciplines. La société de philologie romane italienne (SIFR) compte aujourd’hui environ 250 membres dont plus de 150 enseignent la philologie romane dans les universités italiennes en tant que titulaires. En France, les séminaires de philologie consacrés à l’ensemble des domaines des sciences du texte ne dépassent pas les deux dizaines ; ceux consacrés à la philologie littéraire se comptent sur les doigts d’une main.

Le second risque est lié à la raréfaction d’un vivier universitaire national. La raison en est principalement l’abandon de l’enseignement de ces disciplines dans la presque totalité des universités françaises. Si un tel phénomène favorise encore plus l’ouverture internationale de la recherche française, en permettant entre autres d’alléger la pression dont témoigne le nombre de candidats venant d’autres pays européens, cela n’est pas sans conséquences sur l’avenir universitaire de ces disciplines, non plus que sur la nécessaire dialectique méthodologique entre différentes écoles et traditions ecdotiques.

Dans les deux cas, le CNRS, et tout particulièrement la section 35, est appelé à remplir sa mission vis-à-vis de ces disciplines, d’une part en les sauvegardant et en les renforçant à travers un recrutement prioritaire, d’autre part en négociant avec les universités de tutelle des laboratoires concernés un partenariat qui tienne compte aussi des réalités de la formation et qui permette de replacer l’enseignement des sciences de la philologie au cœur des programmes.

B. Histoire et théorie de la littérature

1. Dispositif de recherche

Les principales unités de recherche dans lesquelles la théorie et l’histoire de la littérature sont représentées au CNRS sont les suivantes : le Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des xvie-xviiie siècles (CNRS/U. Paris-Sorbonne) ; le Centre d’études supérieures de la Renaissance (CNRS/U. François-Rabelais, Tours) ; le Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS/EHESS : esthétique et théorie de la littérature, principalement xixe-xxie s.) ; l’Institut d’histoire de la pensée classique (CNRS/ENS de Lyon/U. de Lyon/U. de Saint-Étienne/Clermont Université : histoire de la littérature et de la philosophie, xvie-xviiie s.) ; l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières (CNRS/U. Paul-Valéry Montpellier 3 : études shakespeariennes, histoire de la littérature française du xviiie s.) ; l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS : génétique des textes, xviiie-xxie s.) ; Littératures, idéologies, représentations(CNRS/ENS de Lyon/U. de Lyon : histoire de la littérature française, avec plusieurs anglicistes et américanistes, xviiie-xixe s.) ; Pays germaniques (CNRS/ENS : littérature et philosophie allemandes et de l’Europe centrale, transferts culturels, xixe-xxe s.) ; le Centre d’études supérieures de la civilisation médiévale (CNRS/U. Poitiers : théorie des genres, translatio studii).

Les dernières années ont vu la naissance de plusieurs unités de recherche dans le domaine de l’étude des littératures : Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (CNRS/U. Sorbonne-Nouvelle Paris 3/ENS : intermédialité, oralité, sound studies, littérature française des xxe-xxie s., théorie postcoloniale) ; Laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (CNRS/U. Paris-Diderot : études anglaises et américaines, xixe-xxie s.) ; République des savoirs (unité de service et de recherche, CNRS/Collège de France/ENS : littératures et philosophies classiques et modernes) ; Eur’Orbem (CNRS/U. Paris-Sorbonne : études slaves).

Il faut ajouter plusieurs unités mixtes de recherche des centre de recherche français à l’étranger (Maison française d’Oxford, IFEA d’Istanbul, CRFJ de Jérusalem, USR Savoirs et Mondes Indiens à Pondichéry, USR Amérique latine en Bolivie, etc.), ainsi que l’unité mixte internationale CIRHUS à New York University, qui toutes participent du potentiel de recherche en études littéraires au CNRS.

2. Forces et faiblesses

Si les études vingtiémistes sont relativement bien représentées, en particulier au CRAL, à l’ITEM et à THALIM, il n’en est pas de même pour les autres périodes de l’histoire littéraire. Alors que la réflexion sur les littératures du xxie s. doit encore être encouragée, il convient surtout d’attirer l’attention sur la situation des dix-huitiémistes, de moins en moins nombreux, en particulier dans un laboratoire comme l’IRCL. Même dans d’autres laboratoires, où les chercheurs sont plus nombreux, les études sur le xviiie s. et dans une moindre mesure le xixe risquent d’être affaiblies dans les prochaines années du fait des départs en retraite. Par ailleurs, on peut aussi souligner le danger d’une asymétrie qui pourrait s’accentuer entre la province et Paris, les unités parisiennes tendant à attirer à elles les jeunes chercheurs. Enfin, la baisse progressive des crédits récurrents dans les laboratoires, jamais totalement compensée par des sources de financement extérieures (elles-mêmes difficiles à obtenir, en particulier en littérature, auprès de l’ANR), contribue à affaiblir les laboratoires, et à travers elle le CNRS, notamment vis-à-vis de l’étranger lorsqu’il s’agit de nouer des partenariats.

L’une des nouveautés de ces dernières années est le nombre croissant de projets de candidature prenant pour corpus des littératures non-européennes, parfois encore très peu connues en France (par exemple des œuvres de la littérature malgache du xxe s. ancrées dans des genres très anciens comme les sorabe, ou des pièces de théâtre africaines en plusieurs langues, ou encore des productions de populations autochtones australiennes diffusées lors de festivals). Il est capital que la section 35 relève ce défi et accompagne ce mouvement d’ouverture géographique et disciplinaire parallèle à celui des global studies. Il ne s’agit pas de renoncer à des travaux portant sur des auteurs français ou européens, mais plutôt de reconnaître qu’il n’est plus possible, dans le monde interconnecté qui est le nôtre, d’ignorer d’existence de productions littéraires venues d’autres continents, et qui doivent faire l’objet, à parts égales, de l’attention du CNRS.

L’intersécularité, peu favorisée à l’Université, étant donné les contraintes des concours de recrutement de l’enseignement secondaire et le profilage des postes, est un atout du CNRS qu’il faut encourager et développer. Des projets portant sur l’articulation entre xviiie-xixe s., par exemple, permettent de s’affranchir d’une façon de penser paresseuse qui verrait dans la Révolution française une coupure radicale, alors que certains phénomènes littéraires (la naissance de tel genre, la perpétuation d’un topos, l’émergence de certains courants esthétiques) s’inscrivent dans une temporalité différente, comme l’ont montré les travaux de R. Koselleck en Allemagne. La recherche est aussi une mise en cause des héritages critiques, une réflexion renouvelée sur la façon dont l’histoire littéraire elle-même contribue à « formater » nos esprits.

L’interdisciplinarité continue d’être un point fort dans les dossiers de candidature aux concours du CNRS. Elle constitue un atout dans le nécessaire renouvellement des objets et des méthodes : ainsi voit-on de plus en plus de projets portant sur des littératures impliquant plusieurs langues, ou sur l’articulation entre texte et image, ou encore sur le lien entre la littérature et une ou plusieurs autres disciplines (philosophie, histoire, histoire de l’art, anthropologie, sociologie, éthologie, écologie, sciences de la nature, histoire des sciences, etc.). Ajoutons qu’une prise en compte de supports d’expression différents du traditionnel papier (performances orales, usage des réseaux sociaux, etc.) contribue également à renouveler la notion même de littérature. Cette ouverture vers des formes nouvelles du littéraire se conjugue avec l’ouverture déjà notée vers les aires culturelles extra-européennes.

« Global » et « local » ne cessent de rimer au sein de la recherche anglo-saxonne, nord-américaine et désormais asiatique. Plutôt que de se focaliser sur cette partition en tant que telle, la section 35 souhaite l’intégrer à différents niveaux de son engagement scientifique, notamment par son attention à des projets mettant en jeu l’interaction entre littérature et sciences de la vie, ou encore les liens entre esthétique et idéologie, par exemple dans des aires francophones qui constituent elles-mêmes un atout puissant des potentialités et de la diversité de la langue française (Afrique, Haïti, mondes caribéens, Canada, etc.). Les études postcoloniales et les études de genre, longtemps regardées avec méfiance en France, gagnent en légitimité et s’appliquent à d’autres époques que les littératures du xxe s. Cette évolution est d’autant plus significative qu’elle permet d’accroître l’internationalisation de la recherche française en l’incitant à dialoguer avec des critiques et théoriciens écrivant bien souvent en anglais. À cet égard, il serait utile que le CNRS propose une aide à la traduction qui ne se limite pas à certaines revues, mais qui concernerait plus largement la production des chercheurs.

Le rapport de conjoncture de 2010 mentionnait l’écosophie et la réflexion sur la nature, le vivant, le non-humain comme une thématique émergente. La tendance se confirme en philosophie, en histoire des idées, mais aussi en études littéraires et en arts du spectacle. En témoignent les initiatives interdisciplinaires menées au sein du CRAL, de la nouvelle unité THALIM et du département LILA de l’École normale supérieure autour des études animales et de l’écopoétique, via des projets institutionnels reliant philosophie, éthologie, histoire naturelle, théorie de l’évolution et études littéraires ; en témoignent aussi les activités de l’UMR ACTE (CNRS/U. Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) en arts de la performance et du spectacle vivant. La section prend acte de l’importance de la question de l’oïkos non seulement dans la pensée et la création contemporaines, sensibles aux risques sanitaires et aux alertes en matière de développement durable et de biodiversité qui hantent les débats socio-politiques actuels, mais aussi dans des périodes plus anciennes qui se sont interrogées sur la question du « séjour », de « l’habiter », du rapport de notre espèce aux autres espèces, à son évolution et à son environnement. Les mutations des concepts de vivant, de nature, d’animalité, d’humanité, de domestication ou d’habitat sont à envisager sur la longue durée et impliquent l’ensemble de la recherche en section 35. On pourra encore noter un desideratum de la recherche : la réflexion sur le post-humain et/ou la science-fiction est à l’université quasi absente du cœur de discipline littéraire et présente, mais de façon très dispersée, dans les disciplines les plus diverses, de la philosophie aux sciences politiques en passant par la gestion ou la géographie.

Enfin, il est capital que des travaux d’érudition nécessitant un investissement suivi dans le temps continuent de bénéficier du soutien du CNRS : éditions et numérisation de vastes corpus comme celui des correspondances ou de la presse, collationnement et annotation de sources manuscrites impliquant de nombreux séjours à l’étranger, mais aussi prise en compte d’un vaste ensemble d’écrits non canoniques qui permet de renouveler et d’élargir notre vision de la littérature d’une époque (récits de voyage, romans populaires, périodiques, dictionnaires, mémoires scientifique). Si la dimension patrimoniale de la recherche est importante, la section 35 souhaite toutefois souligner que la recherche en études littéraires ne saurait se limiter à de pures constitutions techniques de corpus, non plus qu’à un plan de sauvetage des écrits du passé. Un programme d’analyse littéraire peut tout à fait inclure en son cœur un projet éditorial, numérique ou non, mais son articulation doit aller de pair avec le souci herméneutique et une réflexion approfondie sur l’historicité des écrits du passé et les modes de production de leurs contextes est fondamentale.

III. Sciences de l’art

A. Musicologie

La musicologie est l’une des disciplines représentées par la section 35 et parmi les plus innovantes en ce qui concerne l’édition critique, les catalogues thématiques, les bases de données et les éditions numériques. Si la musicologie s’ouvre de plus en plus à l’interdisciplinarité (littérature, histoire politique et sociale, beaux-arts, liturgie, esthétique), elle demeure néanmoins spécifique de par son objet. De par aussi sa forte composante patrimoniale, la science de la musique, telle qu’elle a été jusqu’ici pratiquée et développée dans la section, est devenue l’une des meilleures au monde, ainsi qu’en témoignent les nombreux accueils de chercheurs et d’étudiants étrangers dans les laboratoires français. Les grands projets éditoriaux (Monumentales Charpentier, Rameau, Fauré, Debussy) sont quasiment tous dirigés par des chercheurs du CNRS et trouvent dans le cadre des laboratoires de l’organisme les moyens scientifiques et humains pour accomplir ce travail qui demande de solides compétences philologiques et musicales.

D’importants bouleversements se sont produits ces dernières années dans les laboratoires consacrés à la musicologie. Le 1er janvier 2013, l’Atelier d’études sur la musique française des xviie et xviie siècles du Centre de musique baroque de Versailles a été rattaché au Centre d’études Supérieures de la Renaissance de Tours. Désormais, il ne reste plus qu’un seul laboratoire exclusivement musicologique, l’IReMus (Institut de Recherche en Musicologie, UMR 8223), nouvelle structure créée le 1er janvier 2014 en renouvellement de l’IRMPF et placée sous une quadruple tutelle (CNRS/Ministère de la culture/U. Paris-Sorbonne/BnF). Il faut aussi déplorer qu’un seul recrutement (en 2012 sur un poste fléché) ait eu lieu depuis 2001 alors que les jeunes talents sont là ; cette panne dans le processus de renouvellement des chercheurs risque de compromettre fortement à l’avenir l’excellence de la musicologie française et son rayonnement.

B. Esthétique, arts et sciences de l’art

Les recherches en esthétique, arts et sciences de l’art menées au sein de laboratoires affiliés au CNRS se répartissent suivant trois centres de recherches : le Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS/EHESS), THALIM (CNRS/U. Sorbonne-Nouvelle Paris 3/ENS) et l’Institut ACTE (CNRS/U. Paris 1 – Panthéon-Sorbonne). Pris ensemble, ces trois centres couvrent une part importante de la recherche française dans ces domaines. Par leurs partenariats et la qualité des programmes développés, ils occupent une place éminente dans la recherche internationale.

Ces trois UMR ont en commun leur ancrage dans les modernités artistiques jusqu’à l’époque contemporaine, ainsi qu’un double point de vue historique et esthétique. Ils partagent, conformément au caractère multimédiatique de la création moderne, le choix de travailler sur l’ensemble des medias artistiques, sans exception, des plus apparemment traditionnels aux plus apparemment contemporains. Mettant à profit la multidisciplinarité des chercheurs, ils optent pour des objets d’études et des problématiques transversales. Au-delà de la grande diversité des domaines abordés, on trouve ainsi une non moins grande unité méthodologique. Autre facteur de convergence épistémologique, ces unités partagent un souci des œuvres comme objets et comme processus créatifs indissociables des modalités de leur institutionnalisation et de leur réception.

La spécificité de chaque laboratoire est néanmoins bien dessinée. Le CRAL met en avant l’articulation entre les arts et les sciences sociales dans une visée théorique large qui inclut la philosophie de l’esprit et les neurosciences, la sociologie et l’anthropologie, les études sémiotiques, l’analyse des normes et des valeurs culturelles ainsi que l’épistémologie de l’histoire de l’art. Dans ce spectre théorique cohérent, les recherches poursuivies concernent la littérature, la musique moderne et contemporaine, autant que les arts visuels. Le centre a récemment défini trois orientations majeures qui croisent esthétique naturaliste et esthétique sociale : le vivant, le rythme, l’imagination. Dans la perspective ouverte par ces problématiques, on relève la nécessité de renforcer l’équipe par l’apport de chercheurs spécialisés dans les arts vivants (études théâtrales, danse, opéra) et la musique contemporaine.

THALIM, unité formée en 2014, oriente ses recherches vers la complexité concrète des pratiques artistiques, l’analyse des histoires, des traductions et des transferts culturels dont elles sont issues et la question de l’intermédialité. Le développement des appareils techniques qui depuis la fin du xixe s. sont la condition sine qua non de la diffusion des arts comme de leur institution se trouve au centre des travaux des chercheurs. Le domaine slave est particulièrement bien représenté mais aussi le monde postcolonial, l’Asie du Sud et l’Afrique. Jusqu’ici plus particulièrement tourné vers les arts du spectacle, les arts vivants, la danse, le cinéma et la littérature, le centre programme un triple déplacement et élargissement de ses recherches : vers les sound studies, les études de genre et les technologies de l’archivage. Ces orientations conformes au souci de demeurer au plus près de ce qui de la réalité des pratiques demeure occulté (l’écoute, la sexualité, la transmission) nécessite de renforcer l’apport en chercheurs musicologues, en spécialistes de cinéma, ou encore en philosophes, mais également de doter le centre de l’équipement technologique nécessaire au développement des archives numériques.

L’Institut ACTE, enfin, est composé en grande majorité d’enseignants-chercheurs, dont nombre d’artistes actifs. Ce centre fonde son identité sur la création contemporaine et ses évolutions, la conception d’un outillage conceptuel conforme aux nouvelles conditions de production, de réception et de diffusion des formes actuelles de l’art. La grande diversité des objets de recherches y est contrebalancée par la transversalité des programmes développés, parmi lesquels on relèvera un site de création interactif, Wikicréation, développé par les doctorants et étudiants en master, un programme sur le noise et les installations sonores, un axe Peinture dont l’orientation reprend l’axe poïétique fondateur dans l’histoire du laboratoire, ainsi qu’un pôle autour de la « création insulaire » (Antilles, Mayotte, La Réunion et bientôt la Polynésie), héritage des travaux d’Édouard Glissant.

En conclusion, la richesse des recherches en arts et en esthétique menée dans le cadre du CNRS est impressionnante, de même que la cohérence du développement des laboratoires et l’actualité des épistémologies critiques qui y sont pratiquées. Les difficultés que rencontrent ces centres, au regard du choix, incontestable, de cultiver la diversité des medias, des pratiques et des objets, comme de leurs approches historiques, sociales, philosophiques, voire expérimentales, concerne la possibilité de disposer des chercheurs dont elles ont besoin dans les domaines qu’ils se sont définis. En 2013, la section 35 a eu l’occasion d’élire un chercheur présentant un projet orienté vers l’histoire de la création musicale contemporaine et l’informatique musicale, ce qui a permis une affectation dans un laboratoire de sciences de l’information. Le déroulement de ce concours a montré qu’il existe aujourd’hui un vivier d’artistes et de chercheurs suffisant pour que le CNRS s’implique dans le secteur de la recherche en arts.

Les artistes et les scientifiques ont en effet depuis toujours collaboré étroitement ; le CNRS a contribué à ces développements notamment dans le cadre de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (UMR Sciences et technologies de la musique et du son, CNRS/U. Pierre-et-Marie-Curie/Ministère de la culture et de la communication/IRCAM). Cependant, le champ de la création contemporaine s’ouvre aujourd’hui d’une manière neuve aux sciences de la nature comme aux sciences humaines. Il n’est plus seulement question de programmes à développer ensemble mais d’objets de recherche communs et d’épistémologies partagées. Ces recherches convergentes concernent notamment les problématiques liées à la représentation de l’espace et du temps tels qu’ils sont redéfinis par les technologies contemporaines et leurs usages : questions sociales, économiques, problématiques liées à la mémoire, à l’archive ou encore représentations des corps, des genres et des sexualités, sont aujourd’hui des terrains d’investigations partagés par les artistes et les scientifiques.

Les relations institutionnelles qui se sont établies depuis une quinzaine d’années entre départements de philosophie et écoles d’arts témoigne de l’ouverture de ce champ de recherche inédit. Par ailleurs, et suite à l’intégration des écoles d’arts dans le protocole de Bologne, plusieurs groupes de réflexion se sont mis en place pour élaborer des plates-formes européennes de recherche entre institutions artistiques, écoles d’arts et laboratoires de recherche en sciences humaines et sociales. Ces groupes de réflexion visent à définition de nouvelles thèses dites de création (à distinguer des doctorats arts et recherche déjà existants dans les universités). Ces différents éléments constituent un terrain suffisamment riche et actif pour que le CNRS s’engage à son tour en direction de ces formes de recherches nouvelles, voire qu’il en devienne l’un des promoteurs à l’échelle nationale et internationale.

IV. Un exemple de recherche transversale en humanités : la section 35 et les aires culturelles

Les aires culturelles représentent à la fois un domaine émergent de la recherche et une réalité de la culture contemporaine. Traversant les époques, de l’Antiquité à la période contemporaine, les savoirs qui leur sont associés contribuent à une nouvelle vision des humanités. Au cours des dernières années, la demande de recrutement touchant aux aires culturelles a considérablement augmenté et n’a pu être que partiellement satisfaite. Accompagnés par les pensées de la diversité (pensées de l’altérité, postcolonial studies), les travaux sur les aires culturelles projettent au centre du débat des études de frontière, faisant appel à une interdisciplinarité constitutive. La section 35, par l’étendue de son périmètre, ne doit pas craindre de relever ce défi.

Les études sur les aires culturelles, qui investissent tant les sciences que la philosophie, les littératures et les arts, requièrent un travail de terrain et une grande préparation dans les domaines de la philologie et des études des textes (notamment lorsqu’il s’agit de la découverte de nouveaux corpus en langues vernaculaires ou nationales peu connues) mais aussi dans l’histoire des traditions savantes, lorsqu’elles s’appliquent aux pratiques rituelles comme aux performances artistiques, à l’ethnomusicologie et aux ethnosciences. Dans ce dernier domaine, on mentionnera le projet ERC SAW, Mathematical Sciences in the Ancient World, mené à l’UMR SPHERE sous la direction de Karine Chemla, Agathe Keller et Christine Proust. L’étude de sources qui vont de l’Orient mésopotamien à l’Inde et à la Chine permet de resituer la théorie et l’histoire des mathématiques hors des « touts homogènes » (« mathématiques babyloniennes », « mathématiques chinoises », « mathématiques indiennes »).

La connaissance des langues joue un rôle décisif. Les laboratoires de la section 35 ont toujours porté un regard attentif aux questions de la traduction et de la « traductibilité », notion qui figure dans le rapport 2010 comme « l’un des objets transversaux les plus marquant et les plus riches d’avenir » pour la « pratique des textes ». On peut rappeler dans ce contexte les travaux de l’Institut de recherche et d’histoire des textes et du Centre d’études supérieures de la civilisation médiévale (projet Transmédie) pour le Moyen Âge et la Renaissance, de l’UMR Savoirs, Textes, Langages, couvrant un large éventail temporel et explorant la relation entre langage, philosophie et sciences, ou encore ceux de République des savoirs. Mais on pourrait mentionner aussi les recherches menées au Laboratoire d’études sur les monothéismes, où l’étude des traditions religieuses, regardées à travers les époques, s’applique à des sources en six langues anciennes et modernes, au Centre Léon-Robin de recherches sur la pensée antique, à l’UMR Anthropologie et histoire des mondes antiques, au Centre d’études supérieures de la Renaissance, à l’Institut d’histoire de la pensée classique, à l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières, au laboratoire Pays Germaniques et au LabExTransferS – autant de lieux où la recherche passe par la pluralité linguistique et culturelle qui définit ses objets. Une notion comme celle d’intraduisible en philosophie prolonge ces questions et fait apparaître la richesse irréductible de tels réseaux de recherche. Or si l’enseignement universitaire des langues vivantes est protégé et diversifié – outre les UFR, on rappellera le rôle fondateur et exceptionnel de l’INALCO –, différent est le cas des langues orientales anciennes. Pour le sanskrit (védique, classique, hybride) et les langues vernaculaires apparentées, y compris le pâlî des sources bouddhiques, il existe aujourd’hui en France seulement quatre chaires universitaires, alors qu’autrefois cette langue était regardée comme le prolongement naturel d’une formation classique. La même tendance se remarque à l’échelle européenne et fait écho à la disparition progressive de l’enseignement du grec et du latin dans le secondaire. Ainsi, l’inscription des études sur l’Inde ancienne dans la recherche internationale est devenue une nécessité, puis un habitus. Des listes de discussion et des forums en ligne, ainsi que des revues et des colloques internationaux assurent un dialogue et un échange de données constants entre les chercheurs.

Cette ouverture internationale des études sur les aires culturelles est largement supportée par les unités de recherche à l’étranger. Parmi les laboratoires travaillant sur l’Asie, la section 35 est en effet présente dans plusieurs unités mixtes des instituts de recherche français à l’étranger (UMIFRE) : Savoirs et Mondes Indiens à Pondichéry, où la philologie sanskrite a une place importante, le Centre for Social Sciences and Humanities à New Delhi, l’unité Asie orientale à Hong Kong. Le dialogue et les interactions avec l’École française d’Extrême-Orient, en France et à l’étranger – de Bangkok à Hanoi, de Pondichéry à Jakarta, de Kyoto à Séoul et à Taipei (la question de Chine continentale reste en revanche ouverte) – constituent également un atout pour le développement de la recherche. D’autres UMIFRE, comme l’IFAO au Caire, l’IFPO à Damas, l’Institut français d’études anatoliennes – Georges Dumézil à Istanbul, l’unité Amérique Latine à Mexico, ainsi que le Centre de recherche français à Jérusalem, sont autant de points d’ancrage de la recherche française à l’étranger contribuant à la valorisation des aires culturelles.

Une place particulière dans la vie de ces études est réservée aux revues. À côté des revues anciennes, telles le Journal asiatique (Proche-, Moyen- et Extrême-Orient), le Bulletin de l’EFEO ou Arts asiatiques (récemment rétablie), des revues comme les Cahiers d’Extrême-Asie, qui réfléchit sur les sciences religieuses et l’histoire intellectuelle de l’Asie orientale, Extrême-Orient – Extrême-Occident pour le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam), les Cahiers d’Asie centrale, les Cahiers d’études africaines et la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, ou encore Afrique contemporaine méritent d’être encouragées et soutenues par le CNRS.

Les recherches sur l’orientalisme littéraire, avec parfois une dimension comparatiste affirmée, sont présentes dans les laboratoires de la section. Dans ce contexte, la section veille à protéger la diversité et l’importance du travail mené dans les UMR de province, souvent plus sensibles aux mutations de la recherche, et dont le rôle, en contraste avec la politique de site actuelle, demeure très constructif : c’est le cas à l’IRCL, ou à l’UMR Littératures, idéologies, représentations, qui inscrit dans l’axe « Orientalismes et altérités culturelles » du prochain quinquennal un projet collectif sur le thème « Voyage et traduction ». Car les recherches en aires culturelles sont aussi pratiquées dans des laboratoires qui ne sont pas a priori identifiés comme travaillant sur différentes langues et cultures. Si la question des identités culturelles est toujours à l’arrière-plan de ces enquêtes, elle n’épuise jamais son horizon : les notions de transfert (élaborée au CNRS), migration, métissage, créolisation viennent le compléter et participent à l’élaboration de nouveaux cadres théoriques.

Dans ce nouveau paysage de la recherche, les études orientales, qu’on voudrait désormais à l’abri des orientalismes mythologisants et des approches idéologiques qui les ont accompagnées tout au long du xixe s. et au-delà, contribuent à préserver la part d’attention à la relativité culturelle sans laquelle une pensée universaliste ne pourrait se déployer. L’Afrique, par exemple, représente aujourd’hui non seulement un vaste terrain d’enquête, un ensemble de cultures à explorer, mais aussi le lieu d’émergence de pensées nouvelles et de nouveaux paradigmes philosophiques. On ne s’étonnera pas si la philosophie de Bergson et Merleau-Ponty ont une résonance particulière dans la pensée et la théorie contemporaine des arts africains, ou si celle de Husserl dialogue avec la philosophie japonaise du xxe s. Les aires culturelles font elles-mêmes, peut-être, signe vers une nouvelle ère de la philosophie. La notion d’histoire globale ou « connectée » (S. Subramanyam), fournit ici aussi de nouveaux modèles conceptuels et un nouveau regard sur des questions anciennes et sur l’histoire elle-même. Faut-il rappeler qu’une telle approche hérite de la xénologie et de postures anciennes vis-à-vis des autres cultures ? Que la circulation et les échanges interculturels ne sont pas une réalité moderne ? Qu’ils sont déjà constitutifs de la philosophie et de l’histoire antique, où la Méditerranée était une vaste aire culturelle ? À ce propos, les recrutements récents en philosophie arabe (UMR SPHERE, en 2007) et en philosophie du Moyen Âge arabe et hébraïque (Centre Paul-Albert-Février, en 2013) constituent des signaux positifs.

Parallèlement, il n’est plus concevable, aujourd’hui, de limiter « la » littérature à une perspective française ni même européenne. Depuis quelques années, la section a examiné un certain nombre de candidats et recruté plusieurs chercheurs spécialistes des littératures indiennes. On signalera aussi le développement des études africaines qui, depuis les travaux d’Alain Ricard, continuent de susciter de nombreuses vocations. Un laboratoire comme le LAM, à Bordeaux, accueille non seulement des anthropologues, des géographes ou des politistes, mais aussi des chercheurs en littérature, qui travaillent par exemple sur le théâtre africain contemporain. Les littératures francophones, notamment celles issues de l’océan Indien, donnent lieu également à des projets de recherche prometteurs, sur des corpus qui commencent à faire l’objet de numérisations et d’éditions, comme le fait l’ITEM.

Ajoutons qu’au-delà de l’intérêt intrinsèque que peut représenter l’histoire de telle ou telle littérature dite étrangère, celle-ci induit parfois l’usage de méthodes spécifiques, qui renouvellent le débat théorique : comment, en effet, ignorer que les études subalternes sont nées en Inde, et qu’un écrivain comme Salman Rushdie est considéré, pour certains de ses écrits, comme un représentant des études postcoloniales ? Ces questions concernent d’ailleurs tout autant des littératures issues de pays anciennement colonisés que des littératures produites sur le territoire français mais bien souvent minorées (comme les textes écrits en langues régionales). Dans tous les cas, il est indispensable, pour prendre en compte l’extraordinaire diversité culturelle de notre planète – et malgré la tendance opposée, sur d’autres plans, à une mondialisation qui peut se traduire par un nivellement –, de soutenir l’activité de chercheurs qui ont un degré de spécialisation élevé dans la connaissance d’une ou plusieurs aires culturelles.

V. L’information scientifique et technique et la section 35

Sont examinées les unités qui ont la section 35 en rattachement exclusif ou principal. L’IRHT fait cependant partie des unités examinées même si la section 35 est son rattachement secondaire, car il offre une réflexion intéressante sur le numérique (pôle dédié) et une organisation fonctionnelle de ses nombreuses bases de données. Une liste détaillée par type de ressource sera fournie en annexe.

Sont examinés les revues, les fonds documentaires (bibliothèques des laboratoires et autres fonds), les bases de données et les autres archives (dictionnaires ou plate-formes). Les collections ne font pas partie de l’information scientifique stricto sensu mais de l’activité éditoriale des laboratoires ou de leurs membres dont ce rapport tient également à rendre compte.

A. Revues

Les unités de la section sont impliquées dans la parution de 11 revues exclusivement francophones, toutes les autres étant bilingues ou multilingues. 15 revues paraissent uniquement en format papier, avec leurs descriptif et sommaires en ligne. Presque toutes ont des résumés soit bilingues, soit multilingues et la majorité contiennent des comptes rendus d’ouvrages. La plupart des revues ont adopté le double support, papier et numérique, mais avec des pratiques variables quant à la diffusion numérique : certaines (une douzaine) sont en accès libre sans embargo, via soit des sites dédiés, soit des sites des laboratoires, soit la plate-forme revues.org ; la majorité est en accès libre avec embargo (variable, de 1 à 3 ans, rarement plus) sur des plate-formes comme Cairn ou MUSE, donc accessibles via biblioSHS ; trois sont en accès uniquement payant sur le site de leur éditeur commercial. Certains laboratoires (minoritaires) ont une revue de doctorants ou « jeunes chercheurs », gérée par les intéressés. Ces revues sont uniquement en ligne.

B. Fonds documentaires

C’est le minimum de l’information scientifique que peut fournir un laboratoire. Les catalogues sont consultables en ligne (moteurs de recherche des bibliothèques classiques) sur le site du laboratoire ou intégrés dans des ensembles plus vastes quand les bibliothèques font partie de réseaux documentaires ou de catalogues d’établissements universitaires. On note l’originalité d’un fonds qui, au lieu d’un simple catalogue, a mis en place un carnet de recherche (MSH de Clermont-Ferrand), ainsi que les « étagères virtuelles » (thématiques) de la bibliothèque de l’Institut français du Japon. Les fonds documentaires en format PDF sont difficiles à consulter. Certains fonds spécialisés alimentent des bases de données : manuscrits pour l’Institut français de Pondichéry, iconographie musicale ou bibliographie Rameau pour l’IReMus.

C. Bases de données

Leurs thématiques varient beaucoup, selon les domaines de recherche et les programmes des unités. Les bases issues de collaborations internationales institutionnelles (conventions entre organismes ou établissements) sont rares, mais quelques autres ont des collaborateurs étrangers individuels. Sans surprise, les bases les plus riches et les plus fonctionnelles sont celles des laboratoires disposant d’une infrastructure adéquate et de personnel spécialisé en nombre suffisant (ingénieurs et techniciens en analyse de sources, documentalistes, développeurs web, etc.). À l’exception de l’Année Philologique, la consultation des bases est libre et gratuite, requiert parfois une inscription pour ouvrir un compte, ce qui garantit une meilleure sécurité pour les données. Certaines bases sont hébergées dans Huma-Num : leur nombre n’atteint cependant pas la moitié du total, ce qui est peu par rapport à leur grand nombre.

D. Collections

Les laboratoires ont souvent une ou plusieurs collections propres, ce qui donne plus de visibilité à leurs travaux, même dans le cas le plus fréquent où l’éditeur des collections est une maison commerciale et non institutionnelle (CESR, Centre Jean-Pépin, LIRE, STL, THALIM, IReMus, ITEM, USR Georges-Dumézil, IFP, Institut français d’études andines, USR Asie orientale). L’éditeur institutionnel facilite souvent l’accès aux sommaires et descriptions scientifiques et non commerciales des ouvrages, ou fonctionne comme support de réflexion sur des questions importantes de politique éditoriale : rôle du numérique, diffusion des travaux savants, regroupements thématiques etc. Dans le cas où il n’existe pas de collections « maison », on trouve dans la majorité des laboratoires un ou plusieurs chercheurs (co-) dirigeant une ou plusieurs collections, souvent avec des collègues de laboratoire(s) aux thématiques proches ou, dans le cas des collections à dominante artistique, avec des spécialistes ou des critiques du domaine artistique concerné (CRAL, Centre Léon-Robin, Archives Husserl). Il existe peu de collections accessibles uniquement par voie électronique (les « traductions introuvables » du CESR, qui contiennent des textes du théâtre anglais médiéval et renaissant ; « Silexicales » de STL et les collections de l’Institut Georges-Dumézil ; la nouvelle collection « Arts et photographie » dirigée par un membre du CRAL). La langue privilégiée est le français, mais certaines collections sont multilingues par conviction éditoriale ou parce qu’elles publient des ouvrages collectifs multilingues par essence (actes de colloques, journées d’étude internationales, mélanges). On dénombre quatre collections exclusivement anglophones (trois à STL, une nouvelle collection dirigée par un membre de l’Institut Jean-Nicod).

E. Autres ressources

Moins de la moitié des laboratoires pratiquent le dépôt de leurs travaux (déjà parus ou à venir) dans un site d’archive ouverte comme HAL. Moins nombreux encore sont ceux dont le site possède un espace en accès libre dédié aux travaux de leurs membres (comme le site Dipnot de l’Institut Dumézil à Istanbul). À noter, la base originale Wikicréation de l’Institut ACTE (site participatif encyclopédique et pluridisciplinaire sur la création), le site des réseaux internationaux auxquels participe l’Institut Jean-Nicod et son équivalent participatif, la plate-forme collaborative de l’ITEM destinée au travail à distance et à plusieurs, ainsi que le portail biodiversité de l’Institut français de Pondichéry. La plate-forme TELMA de l’IRHT met le numérique au service de l’édition des corpus et du référencement des données. L’EquipEx Biblissima, observatoire du patrimoine écrit du Moyen Âge et de la Renaissance (histoire des bibliothèques et circulation de l’écrit en Occident du viiie au xviiie siècle, dans plusieurs langues) compte parmi ses participants le CESR de Tours et l’IRHT ; il est financé jusqu’en 2019.

F. Bilan

Parmi les points forts du dispositif, on notera le maintien de la francophonie ou du plurilinguisme, tant pour les revues que pour les bases de données ; l’utilisation à bon escient de la plate-forme revues.org dont l’accès est gratuit, parfois après embargo imposé par la revue ; la grande diversité thématique des bases ; le libre accès à presque toutes les bases de données et archives, l’esthétique et la fonctionnalité des sites ; l’équilibre entre papier et numérique pour un grand nombre de publications qui ont gardé un double support et n’envisagent pas le numérique comme un calque ou un remplacement du papier mais comme un support obéissant à des règles spécifiques d’édition et de présentation ; l’implémentation de fichiers audio et souvent vidéo ; la communication entre les ressources numériques soit à l’intérieur d’un laboratoire via des outils fédérateurs, soit avec les ressources externes, facilitée par l’interopérabilité des données des différentes bases ; la numérisation soit par le laboratoire, soit en lien avec Gallica (Bibliothèque nationale de France) ou d’autres plate-formes de documents numérisés, rend accessibles des documents anciens introuvables. Une mention spéciale revient à la réflexion sur le livre électronique et la complémentarité papier/numérique menée aux Presses universitaires François-Rabelais de Tours, en collaboration avec d’autres éditeurs universitaires et des ressources CNRS (TGIR, CLEO).

Concernant l’activité éditoriale, elle semble se porter bien, compte tenu du nombre des collections recensé. L’existence de nouvelles collections témoigne d’une recherche de nouvelles voies et thématiques. Les collections sont une marque encourageante de l’attachement à la francophonie et au plurilinguisme : l’anglophonie exclusive est ultra-minoritaire. À l’ère où l’idée de la « disparition progressive du livre imprimé » envahit l’espace public sans réflexion approfondie sur la question, les collections, constituées de volumes papier, peuvent donner l’occasion d’un débat sur l’imminence de cette disparition annoncée, sur le rôle du numérique et sur la place du livre imprimé pour diffuser les travaux savants dans la communauté scientifique, mais aussi vers le grand public.

Parmi les faiblesses, il faut noter la grande dispersion des bases de données, chaque laboratoire aspirant à en avoir une ou plusieurs. Les « humanités numériques » servent parfois d’emballage, sans réflexion de fond : le contenant vaut contenu. Le TGIR Huma-Num est sous-utilisé, alors qu’il serait l’endroit idéal pour fédérer toutes ces bases, offrir l’infrastructure technique, la sécurité et l’harmonisation des pratiques et des normes, aider à la publicité des bases et à leur développement international. Les services qu’Huma-Num peut rendre gagnent à être plus connus, non seulement par la voie institutionnelle (bulletin d’informations de l’InSHS), mais peut-être aussi par une communication directe avec les laboratoires, qui hésitent souvent à faire appel à ce TGIR. L’absence du minimum requis (une base bibliographique des publications du laboratoire) et le non respect des règles internationales de l’ISBD par certaines bases bibliographiques constituent une autre faiblesse. La question de l’embargo (barrière mobile) est un sujet sensible qui mériterait un large débat incluant la participation des revues, mais aussi des institutions, dont le CNRS et les universités, et tenant compte des nécessités de la protection contre le copiage et le plagiat.

G. Questions

Au moins la moitié des bases de données en ligne sont l’émanation de programmes limités dans le temps (ANR, ERC, bourses post-doctorales, contrats doctoraux etc.) ; leur financement et leur personnel le sont donc aussi. Même un EquipEx n’est pas pérenne, malgré l’importance de son financement qui permet de réaliser des projets dans les délais impartis. Or ces bases, dès lors que leur création répond à une réelle demande des chercheurs et que leur pertinence est garantie (contrairement à la masse incontrôlée des données offerte par les moteurs de recherche généralistes du web), ont une vocation pérenne ; elles ont besoin d’une mise à jour régulière de leur contenu et de leur infrastructure logicielle. Si elles reposent sur des personnels précaires ou si leur financement durable n’est pas assuré, elles risquent tout simplement de disparaître du paysage, car une base figée n’est plus consultée et ne remplit plus sa mission envers la communauté scientifique.

Qu’en est-il de l’avenir de l’information scientifique au CNRS ? À l’heure des ComUE, de nouvelles dispositions semblent se dessiner pour l’IST. Comment articuler une stratégie d’information scientifique et technique propre au CNRS, fondée sur les besoins de la recherche dans ses laboratoires, ouverte à la formation, fruit de l’expertise, des savoirs et savoir-faire des personnels scientifiques et techniques de ces unités, avec une stratégie de « visibilité » et de fusions-mutualisations visant à des regroupements par grands pôles ? Comment éviter la dilution des fonds documentaires spécialisés dans des grands ensembles et comment garantir et pérenniser les métiers grâce auxquels ces fonds ont été constitués et continuent à rendre service à la communauté des chercheurs ? Quelle place pour la TGIR Huma-Num, investissement important de l’Institut des Sciences humaines et sociales, dans un paysage de fusions-mutualisations des bases de données par grands pôles notamment régionaux ?

Annexes IST*

Les trois annexes qui accompagnent ce rapport (revues, collections et bases de données) répertorient les activités éditoriales et d’information scientifique des laboratoires de la section 35. Sans être exhaustives, elles donnent une image de la richesse et de la variété de la production : revues, bases de données et collections « de laboratoire » ou dirigées/co-dirigées par des chercheurs ou ingénieurs et techniciens de la section. Elles sont une illustration du fait que le format livre est toujours l’un des supports les plus importants pour les travaux en humanités, philosophie et arts, que le plurilinguisme y a toute sa place, que l’équilibre entre les supports papier et numérique au lieu de nuire, favorise la diffusion du savoir, notamment grâce au libre accès que garantissent les plate-formes et TGIR soutenues par le CNRS (Hal, HumaNum, revues.org etc.). Ces annexes soulignent aussi le travail des personnels grâce à qui les laboratoires maintiennent et développent l’information scientifique et l’activité éditoriale : la diversité des métiers, la technicité, la complémentarité entre chercheurs, ingénieurs et techniciens, mais également les conditions de précarité qui risquent de compromettre cette richesse. Elles sont, à leur manière, une contribution supplémentaire à la lutte pour l’emploi scientifique dont fait état le préambule de ce rapport de conjoncture.

*Consulter la version intégrale des annexes sur le site http://rapports-du-comite-national.cnrs.fr.